Les Monteurs s’affichent : le festival des Monteurs associés – 6ème édition

« Montage, mon beau souci » aimait à psalmodier Jean-Luc Godard à l’aune de ses gigantesques et passionnantes Histoire(s) du Cinéma parachevant un XXème Siècle éminemment cinématographique… Souci d’invisibilité, souci d’attraction, souci d’alternance ou de dissension : le montage demeure et restera l’une des étapes déterminantes et cruciales à la réussite et qualité d’un film, quel qu’il soit. Monter ne permet pas simplement d’assembler les plans d’une oeuvre donnée, une manière susceptible de raconter une histoire ou de développer un récit peu ou prou factuel : monter permet également au spectateur de promener sa pensée au gré d’un flux filmique souvent intarissable lui-même composé d’un nombre incalculable de métrages plus ou moins longs, courts parfois ; monter permet de convoquer le musée imaginaire de tout un chacun, d’instiller un rythme ainsi qu’une musique propres à chacun des films constituant autant de pans d’un Septième Art essentiellement découpé, fragmenté, puis – in fine – (r)assemblé.

C’est donc autour de cette question névralgique que s’est articulée la Sixième Édition du Festival des Monteurs associés, évènement s’étant déroulé entre le 13 et le 18 mars de cette année dans l’intimité chaleureuse de la salle 1 du Luminor Hôtel de Ville au coeur du Marais parisien (le cinéma de quartier sus-cité se trouvant actuellement dans une situation plus que critique car en passe de fermeture définitive, suite au potentiel non-renouvellement de bail de son propriétaire que bon nombre de cinéphiles contestent en la forme d’une pétition présente ici-même, ndlr). Une sélection de huit longs métrages dont cinq documentaires et trois fictions plus ou moins récentes et d’horizons divers ainsi qu’une poignée de courts métrages revenant sur l’art du montage avec un soin passionnant et passionné, chacun des films proposés se voyant discuté par sa monteuse et/ou son monteur à des fins émulatrices au sortir de chaque projection.

Si l’on excepte la soirée du jeudi 14 mars entièrement consacrée à la sélection de courts métrages sus-citée, la projection de la fiction El Agua de Elena López Riera sorti voilà deux ans désormais et celle du Knit’s Island clôturant ledit festival (le documentaire en question, jusqu’alors inédit, devrait sortir en salles au cours du printemps, ndlr) l’équipe de Close-Up Magazine a eu la chance d’assister aux six autres projections annoncées par le programme agencé par les membres de l’association, notamment les organisatrices Mathilde Muyard et Pauline Casalis elles-mêmes monteuses d’un certain nombre de films aussi riches que variés dans leur identité cinématographique. Inauguré par un film d’ouverture émotionnellement puissant et poétique (l’excellent Little Palestine, Journal d’un Siège réalisé par Abdallah Al-Khatib et monté par Qutaiba Barhamji) et jalonné de rencontres passionnantes mêlées de discussions techniquement essentielles le festival des Monteurs associés fut la parenthèse ravissante et savamment acérée de ce crépuscule hivernal 2024. Retour sur six projections particulièrement singulières re-mettant au goût du jour le plus beau des soucis cinématographiques.

Little Palestine, Journal d’un Siège (2022) : Une élégie syrienne.

Dès les premières images filmées avec une caméra de moindre choix le ton nous est donné : le réalisateur Abdallah Al-Khatib, palestinien de son état (civil), est avant tout et surtout un citoyen du monde, apatride magnifique retenu en captivité dans le tristement célèbre camp de Yarmouk suite à la révolution syrienne au mitan des années 2010. Entièrement tourné in situ et simplement composé d’images montrant le quotidien dévasté d’une quantité non-négligeable de réfugiés palestiniens accusant le coup meurtrier du régime de Bachar Al-Assad Little Palestine, Journal d’un Siège s’agit d’un documentaire particulièrement poignant et percutant rehaussant l’humanité de ses nombreux sujets ; superbement accompagné de la voix-off de Abdallah Al-Khatib elle-même composée à partir des textes préexistant de l’ouvrage 40 Rules of Siege écrit par le cinéaste cet objet filmique témoigne d’un lyrisme proprement efficace et retentissant par et pour la mémoire collective, montrant la misère sans fioritures ni obscénité rédhibitoire : simplement comme une chose habituelle pour ces ressortissants exclus de leur propre pays, dans un microcosme labile au coeur duquel la marche quotidienne demeure un symbole ultime de liberté retrouvée et où le mouron blanc suffit à nourrir les petites filles aucunement apeurées par le vacarme des bombes environnantes. Unique et rémanent le film de Abdallah Al-Khatib touche en plein coeur tout en projetant une lumière certaine sur une cellule à ciel ouvert littéralement annihilée depuis quelques années, suite à la récupération politique de l’État Islamique puis les exactions inhérentes au conflit israélo-palestinien plus que jamais – et tristement – d’actualité. Un documentaire essentiel à voir absolument.

Une petite fille cueillant du mouron blanc dans le camp de Yarmouk (Little Palestine, 2022)

Poulet Frites (2021) : Il étaye en Belgique une fois…

Fruit du montage de trois épisodes tournés au début des années 2000 pour l’émission Strip-tease puis d’un documentaire de près de 90 minutes réalisé par la même équipe Poulet Frites est un objet filmique curieux à plus d’un niveau : fascinant dans sa capacité ultra-naturaliste à se donner des airs de documenteur facétieux totalement amoral, jouant la carte du premier degré tout en conférant à son intervenant principal des allures de véritable personnage de fiction ce documentaire savamment tourné en Noir et Blanc par l’impertinent Jean Libon est une oeuvre de cinéma totalement inclassable et dérangeante, sur laquelle nous pourrions bel et bien avoir quelques réserves quant au regard adopté par son réalisateur mais techniquement implacable dans le même mouvement de lucidité. Anouk Zivy – la monteuse de cet objet caustique et pas toujours très aimable – a décidément dû avoir bien du fil à retordre pour re-donner une inédite cohérence à l’affaire Alain Martens à l’aune de la pandémie du Covid-19. Vingt ans après la fameuse et aberrante tragédie du meurtre au couteau à pain ayant occupé la brigade de Jean-Michel Lemoine dans les bas-fonds bruxellois Poulet Frites est un vrai documentaire doublé d’un vrai polar aux résonances fictives particulièrement désarçonnantes. L’ensemble tient du reportage amusant et amusé dont on ne sait jamais s’il faut en rire ou s’en offusquer, tant Jean Libon et son comparse Yves Hinant semblent très, trop souvent « tirer sur l’ambulance » de leur sinistrose ambiante. Tout cela n’en demeure pas moins entièrement réussi.

Qu’est-ce qu’on va penser de nous ? (2023) : La voie loyale.

Un documentaire de petite mine mais élégamment personnel à travers lequel la jeune Lucile Coda dresse le portrait touchant et efficient de ses parents Viviane et Philippe, respectivement employée de bureau et balayeur municipal dans les contrées franc-comtoises durant l’intégralité de leur vie active. Lucile, quant à elle, fut promise à la voie des hautes études avec classe préparatoire de rigueur, manière pour elle de ne pas reproduire socialement le schéma sus-cité. Avec une approche intimiste mais jamais véritablement auto-centrée Lucile Coda montre, dès l’intitulé de son documentaire, les limites du regard de l’Autre et les aspirations de sa personne tant estimée par ses parents. En suivant naturellement son auto-portrait discret car intelligemment situé hors-champ on comprend pas à pas que Lucile désire plus que tout devenir réalisatrice, consécration qu’elle parachèvera en terminant d’annoncer ce souhait cher et précieux à sa mère puis à son père au sortir du métrage. Ici le montage est davantage affaire de dissension que d’émulsion chimique, Marie Bottois mettant un point d’honneur à retranscrire la sensation d’un temps prenant justement le temps de s’écouler au gré des semaines voire des mois. Intéressant.

Chien de la Casse (2023) : Les faïences du Pouget.

Bref retour sur l’un des évènements marquants de l’année dernière : le premier long métrage de l’étonnant Jean-Baptiste Durand d’ores et déjà plébiscité par la rédaction voilà quelques temps désormais mais logiquement revu (et fortement apprécié) en la forme du festival dont il est ici question. Monté par la discrète et passionnée de philosophie Perrine Bekaert (belge de son état et férue de Gilles Deleuze, ndlr) Chien de la Casse restera certainement l’un des films cultes de la décennie en cours, flanqué d’un Raphaël Quenard inimitable et insupportable tout à la fois et d’un Anthony Bajon merveilleusement en retrait mais timidement lumineux dans le même temps. Histoire d’amitié virile tenant lieu dans l’arrière-pays du Languedoc, éventuel prolongement savamment abouti du déjà très bon Il venait de Roumanie (le court métrage précédent du réalisateur, ndlr) Chien de la Casse est une oeuvre de fiction à l’écriture dialoguée proprement soignée et inventive faisant la part belle à ses personnages, Quenard et Bajon en tête. Drôle et attachant, d’une pudeur se conjuguant à une étonnante profondeur ce drame périphérique fait figure de fable existentielle sublimant toute une jeunesse désœuvrée mais d’une loyauté pratiquement salutaire, habilement conduit par le montage musical et délicat de Perrine Bekaert. Un classique en devenir…

Anthony Bajon sous l’emprise de Raphaël Quenard dans Chien de la Casse (2023).

Traduire Ulysse (2023) : La citée joycéenne.

Dans le cadre d’une carte blanche accordée aux monteurs turques de la KUDA (association des monteurs de Turquie, ndlr) LMA revient – le temps d’un court métrage évocateur intitulé L’adresse et de ce documentaire passionnant retraçant les travaux herculéens d’un traducteur kurde désireux de s’atteler à la réinterprétation linguistique du Ulysse de James Joyce – sur le(s) sens donné(s) au(x) mot(s) et sur sa/leur place dans la culture kurde. L’Oeuvre de toute une vie de travail quasiment ininterrompu, mêlant une attention flottante doublée d’une stimulation intellectuelle vertigineuse cette réalisation-montage sur le traducteur Kawa Demir permettent à Aylin Kuryel et Firat Yücel de mettre en images puis d’assembler un objet filmique aux confins du cinéma expérimental, montrant le Grand Homme kurde dans une totale abnégation culturelle, déjà dans son exil néerlandais puis encore et toujours dans sa quête d’une culture kurde mise à mal par l’oppression du gouvernement Erdogan et qu’il souhaiterait certainement lui voir survivre. Le couple de monteur-réalisateur s’adonne à un documentaire aussi dense et ludique que rare et précieux, parvenant à retranscrire l’amphigouri tour à tour appétissant et inépuisable du roman de Joyce au gré d’un montage hétéroclite et clairement anti-conformiste, à l’image de l’écrivain né sous le signe capricieux du Verseau. Patchwork révolutionnaire organisé à renfort d’attractions élégamment raccordées les unes envers les autres Traduire Ulysse demeure sans conteste la plus belle surprise de cette Sixième Édition, un kaléidoscope au coeur duquel Aylin Kuryel et Firat Yücel convoque tout aussi bien le flûtiste Gheorghe Zamfir, l’écrivain George Orwell, le compositeur Erik Satie… et Jean-Luc Godard. Prodigieux.

Les Harkis (2022) : renaître et descendre du Faucon…

Pas toujours coutumier du cinéma un rien monolithique du français Philippe Faucon c’est avec un intérêt relatif que nous avons assisté à cette projection de son dernier long métrage en date, revenant sur l’une des pages les plus sombres de l’Histoire de France du XXème Siècle : la Guerre d’Algérie. Prenant le parti tranché de poser son regard sur les harkis (les soldats supplétifs de confession musulmane œuvrant pour la France lors du conflit, ndlr) le cinéaste accouche d’un film à charge au propos tout à fait honorable… Hélas le registre dramatique fait plus penser à ce que l’on pourrait passablement nommer de la « réalisation blanche » qu’autre chose, tant l’épure de la mise en scène et la dichotomie systémique du récit et des personnages confèrent à l’ensemble une absence totale d’intensité et de tenue véritable. Sans être forcément mauvais Les Harkis déçoit néanmoins considérablement, loin de l’ampleur et de la grandeur d’un film aussi remarquable que La Bataille d’Alger de Gilles Pontecorvo tourné quasiment à l’aune du conflit franco-algérien. Un film mineur, juste suffisamment intrigant pour éviter l’ennui le plus carabiné mais passablement insipide. C’est fort dommage…

Les Harkis de Philippe Faucon (2022).

Six films donc, avec en point d’orgue le superbe documentaire turc retraçant le projet dantesque de Kawa Demir (Traduire Ulysse, donc) et quelques-unes des discussions les plus passionnées de ces dernières semaines d’activité cinéphile (la personnalité un brin cavalière et pleine d’humour de Jean Libon restera longtemps dans nos mémoires, nous donnant presque l’envie de découvrir en détail les centaines de productions Strip-tease entamées au mitan des années 1980, ndlr). Revoir Chien de la Casse sur un écran de Cinéma ne fut également pas pour nous déplaire, et nous remercions une fois encore l’association des Monteurs associés de nous avoir permis de découvrir certaines raretés plaçant la question du discours et du langage sous toutes leurs formes au centre de l’évènement sus-cité. Un festival indépendant que nous nous ferons une joie de plébisciter au possible dans les années à venir…

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