Mad God : Visions cauchemardesques en stop-motion

Alors que le monde s’effondre un peu plus chaque jour, des cinéastes se lancent dans la miniaturisation de cette déliquescence pour proposer, grâce au cinéma d’animation, des visions apocalyptiques fantasmées matérialisant nos peurs. C’est ainsi qu’en 2022, la France voit arriver sur ses écrans l’incroyable Junk Head, chef-d’œuvre japonais de Takahide Hori, sur un petit personnage robotique aux prises avec un monde souterrain peuplé de dangers. Comme en réponse à ce film, Phil Tippett, l’artiste à qui l’on doit les effets spéciaux du Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983), d’Indiana Jones et le Temple Maudit (Steven Spielberg, 1984) et du tout premier Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993), nous livre Mad God,un voyage cauchemardesque dans les recoins les plus monstrueux de l’imagination.

Dans les ruines d’un monde mort, nous suivons l’odyssée de l’Assassin, un personnage humanoïde, au visage constamment dissimulé par un masque à gaz. En suivant les indications d’une mystérieuse carte, il descend toujours plus profondément dans les souterrains pour découvrir un véritable enfer, peuplé de monstres difformes, d’esclaves d’argiles, embaumant le feu, le sang et la mort. Le postulat de départ est très simple et n’ira jamais au-delà, puisque l’objectif initial de Phil Tippett est celui du dévoilement de ses visions. Le cinéaste ne cherche aucunement à impliquer le spectateur dans un récit avec des rebondissements, mais simplement à le confronter au cauchemar révélateur, comme une sorte d’exposition dans un musée horrifique. L’animation est un artisanat minutieux et très laborieux, et le réalisateur nous propose une succession de saynètes toujours plus effroyables, repoussant sans cesse les possibilités imaginatives. La puissance de son travail provient notamment d’un bagage de multiples inspirations et références. Mad God, c’est un peu la rencontre des peintures d’Otto Dix et de l’écriture de Lovecraft, agrémentée d’un soupçon de référence biblique affirmée dans la toute première séquence. Celle-ci nous montre ce qui semble être la tour de Babel, détruite par les éclairs de Dieu, suivie d’une citation du Lévitique, un livre de l’Ancien Testament. Nous ne sommes pas tout à fait dans du post-apocalyptique (au contraire de Junk Head) ni complètement dans du macabre. L’animation et la technique du stop-motion permet ici un travail expérimental de révélation, au sens religieux du terme, comme l’aboutissement d’un Plan Divin, mais qui serait ici l’œuvre du Dieu Fou du titre.

Il faut néanmoins être franc et lucide, le film est bien loin d’être accessible. Dès le départ, le cinéma d’animation en stop-motion s’adresse à un public plutôt restreint, mais Phil Tippett risque de le réduire davantage avec l’aspect expérimental de son film. En effet, la principale faiblesse qui peut lui faire du tort est l’absence quasi-totale d’intrigue. Mis à part le fil rouge que constitue le personnage de l’Assassin, le film n’est construit qu’en différents tableaux et petites actions permettant de montrer un maximum de détails de l’univers créé par Tippett. Si l’on peut comprendre cette volonté de montrer ce qui représente un travail colossal (le film représente 30 ans de fabrication), le spectateur peut néanmoins rapidement laisser son attention s’émousser sans l’intervention de ressorts dramatiques. C’est assez frustrant car en termes de mise en situation et d’univers, sa proposition est tout simplement fantastique. Il a réussi à s’approcher visuellement des épisodes psychédéliques et horrifiques qui constituent certains écrits de la Bible et notamment celui de l’Apocalypse de Jean. Le film de Tippett doit être appréhendé comme un amas d’images construites comme des chocs visuels.

Le réalisateur issu du domaine des effets-spéciaux s’en donne à cœur joie dans la fabrication d’une galerie de créatures toujours plus folkloriques. Il dépeint une sorte de hiérarchie infernale, avec des esclaves d’argiles complètements déshumanisés, réduits à l’état de silhouettes et dénués de visage ; leurs tortionnaires, des ogres boursoufflés ; deux géants simiesques chargés de ramasser des montagnes de déjections, et bien d’autres… Il parsème son enfer animé d’êtres vivants, allant de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Il s’amuse presque à recréer ce qu’aurait été notre existence dans une période post-Babel en chute libre. Encore une fois, l’intérêt de son film, de son travail et de sa façon de représenter tous ces monstres, vient de la source d’où il tire toutes ces images. Que ce soient les esclaves d’argiles, les géants, ogres et autres créatures, Tippett puise toute cette matière dans un imaginaire antédiluvien, à une époque lointaine où le paganisme irriguait l’ensemble des récits sacrés sans qu’il n’y ait encore de religion dominante.

On pourrait se lancer dans d’interminables explications pour argumenter en faveur de ce film compliqué à défendre, il faut bien l’admettre. Tenons-nous en à ceci : Phil Tippett propose une œuvre qui sera majeure dans un cadre théorique, comme outil de décryptage eschatologique (l’eschatologie étant l’étude des fins du monde), intégré dans une recherche plus large sur l’apocalypse au cinéma. En tant que divertissement, il ravira les passionnés de stop-motion, les curieux, certains amateurs de fantastique et d’horreur, les lecteurs de Lovecraft… Vous y trouverez un univers fascinant  et incroyablement détaillé, un bel aperçu de ce qui attend ceux qui n’iront pas au paradis.

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