Kanun, la loi du sang : rencontre avec Jérémie Guez

Jérémie Guez nous a fait l’honneur de nous recevoir au sein des locaux de Cheyenne Federation, les producteurs de son dernier long-métrage pour le cinéma Kanun, la loi du sang. Dans cette discussion érudite, il abordera certains de ses chocs esthétiques, sa prochaine série pour Canal + en post-production ou simplement ses intentions derrière un film dans la parfaite continuité de ses précédents. D’une décontraction et d’une jovialité contaminante, il nous livrera son amour sans limite du film noir dans une langue bien à lui, celle d’un jeune artiste, d’un homme de la rue, bien loin du snobisme ou des fièvres de démesure qui peuvent vous guetter dans ce milieu. 

Pitch : Lorik a fui son Albanie natale pour échapper à une vendetta. À Bruxelles, il gâche sa jeunesse en travaillant pour un clan mafieux aux méthodes douteuses… Jusqu’à ce qu’il ait un coup de foudre pour Sema, une jeune turque étudiante aux Beaux-Arts. Alors qu’il se met à rêver d’une histoire d’amour, un homme dont le père a été tué par un membre de la famille de Lorik réclame, selon les règles du Kanun, que sa dette soit payée par le sang : celui de Lorik… 

Si je ne me trompe pas, Kanun est votre premier film qui n’est pas adapté d’un roman. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette histoire et le traitement de cette tradition albanaise finalement peu connue en France ?

C’est toujours un sujet que j’avais dans un coin de ma tête. J’ai entendu parler du Kanun, il y a un petit bout de temps. C’est une sorte de mécanique tragique à peu près rêvé pour tout auteur mais je ne voulais pas faire de film dessus. La base de ce projet, c’est l’envie de raconter une histoire d’amour et une passion adolescente sur fond de genre. Le Kanun est donc venu se greffer dessus mais ce n’était pas mon envie principale. Je savais qu’un jour, je ferai un truc dessus mais je n’ai jamais voulu créer une histoire très dark à partir de ce matériau-là. Je voulais faire une histoire d’amour très légère, sans rapport charnel avec un truc de séduction et de jeu. Du coup, la pesanteur et la noirceur de la vengeance qui peut peser sur un jeune homme m’offrait un contrepoint rêvé à cette romance.

Vous parlez d’un amour qui n’est pas charnel mais il y a dans le film un certain rapport au sexe et au sexuel. On n’est pas sur du romantisme pur à la Michael Mann par exemple.

Je pense qu’il y a une dichotomie entre un garçon dont c’est le quotidien puisqu’il évolue au moins à mi-temps dans le milieu de la prostitution… Il est très éveillé par rapport à l’horreur des hommes mais très immature par rapport aux sentiments et aux codes sociaux des gens “normaux” de son âge. Il y a un truc entre les deux avec un côté très prude dans leur relation. Ce qui me plaisait là-dedans, c’est le côté pièce rapportée. Son travail est anormal mais lui de son côté, il ne s’en rend pas compte parce qu’il ne connaît que ça et il fréquente que des gens comme lui. Cette fille-là, c’est sa fenêtre sur la normalité. C’est pour ça qu’il s’accroche à elle et qu’elle ne comprend pas pourquoi. Il y a un moment dans le film, un peu ironiquement, elle lui dit “t’as déjà eu une petite amie, non ? Tu sais que ça marche pas comme ça ?” et lui répond sincèrement “non”. Je trouvais que c’était drôle.

C’est dit dans le film qu’il n’a connu que des prostituées, sans connaître réellement sa mère, donc on sent qu’il y a quelque chose d’un enfant qui n’a jamais pu grandir.

Exactement. Un enfant qui est resté bloqué, infantile. Il n’a pas pu grandir avec ce trauma originel. Après, il se retrouve dans une bulle avec Alex et la femme d’Alex où on sent que d’un point de vue logistique, il ne s’occupe de rien. Sa voiture, c’est celle du boulot, il peut aller bouffer quand il veut, on sent qu’elle lui repasse son linge. Il est comme tous les gens qui sont élevés au sein d’une matrice très clanique : il est très immature et n’a pas d’existence propre en dehors du clan. Il va se mettre à en avoir une et je trouvais ça intéressant de traiter de manière concomitante le moment où il a un désir de normalité avec cette jeune femme qui tombe pile au moment où il va se faire ostraciser soit en se faisant chasser ou en se faisant tuer. Il n’arrive pas à se barrer. Il n’a déjà pas d’identité, si on lui enlève ça, il n’a plus rien. Il passe un peu comme une bille de flipper d’un extrême à l’autre sans trouver de solution pour s’en sortir jusqu’à une décision finale assez chaotique dans son élaboration. 

Qu’est-ce qui vous attire dans ces personnages qu’on pourrait qualifier de “petites frappes” dans un certain jargon. Comparé à d’autres, j’ai l’impression que vous ne placez jamais vos protagonistes du côté de la loi.

C’est vrai. Déjà, je trouve que plus on descend l’échelle de réussite, plus on a des personnages proches de nous. J’ai toujours préféré Mean Street à Casino. Il y a un processus d’empathie qui est immédiat. C’est compliqué pour moi de faire des trucs de flics et voyous. Généralement, je préfère choisir majoritairement l’un ou majoritairement l’autre. Ce qui m’importe, c’est la loi du film ou la loi du référentiel. Là en l’occurrence, c’est le Kanun, la loi du clan…

…Ou la loi du sang.

Ça peut aussi être la loi de la famille. Ça peut être plein de choses mais si on se met à mettre la loi du pays dans lequel on vit. Je sais pas, faut que ça me raconte quelque chose d’autre. Je préfère mettre des antagonistes au sein du même milieu, placer la loi au du film et du référentiel cinématographique et ne pas faire venir un principe quotidien qu’on a déjà. Ce n’est pas une règle immuable pour moi, mais c’est comme ça que j’aime procéder. 

Oui, c’est assez original de nos jours et cela rejoint une autre question : est-ce qu’aujourd’hui, vous n’avez pas l’impression le dernier ou en tout cas l’un des seuls tributaires de ce type de films, au moins en France ?

Si, je pense. Je le pensais pas en commençant mais maintenant je le pense. Aujourd’hui, c’est soit très action ou très policier. Le film noir, il n’y en plus ou plus beaucoup.

On peut voir le dernier exemple en date avec le Nightmare Alley de Guillermo Del Toro mais qui n’a pas marché au final. On peut alors se poser la question de la relation entre le film noir et le public.

Oui, bien sûr. Après, c’est toujours pareil quand on dit “ça marche pas”. Si y’en qu’un et ça marche pas, c’est facile de le dire. À côté, il y a 14 comédies sur 15 qui vont flopper pour une qui va marcher. Au final, qu’est-ce qui marche ? C’est un genre qui a beaucoup migré à la télévision pour des raisons de liberté de ton plus grande. Je ne suis pas spécialiste du marché mais tout ce qui ne marche pas, marchera et tout ce qui marche, ne marchera pas. C’est quelque chose d’assez cyclique j’ai l’impression. Dire “ça marche pas”, c’est la même chose que de dire qu’il n’y a que Marvel et Top Gun qui marchent, c’est pas faux mais c’est pas totalement vrai non plus. Après, en tant que pur cinéphile, si je demande aux gens, c’est quoi les 10 films qui les ont le plus marqués, je pense que dedans, il y a un film qui se rattache de près ou de loin à cette famille-là.

Oui bien sûr, le film noir est un des genres fondateurs du cinéma.

En plus !

Vous avez abordé tout à l’heure la liberté de ton qu’offrait la série. Est-ce que ça vous intéresserait d’en faire vous-même une ?

Je viens d’en faire une pour Canal.

Et vous pouvez en parler ?

Oui, je peux en parler dans la fabrication. Dans la série, il y a la possibilité de créer un monde plus défini que seulement sur 1h30/2h avec une galerie de personnages plus ample par rapport à ça. C’est assez plaisant ! Après le film noir pour moi, il y a vraiment un truc de geste qui est indissociable de l’histoire du cinéma et de la conception même du film. Je vous jure, on peut prendre les grandes nations de cinéma avec Godard, Kurosawa et il y a de grandes chances que les films considérés comme leurs plus grands soient des films de genre.

Est-ce que vous pouvez pitcher rapidement la série ?

C’est une série sur un groupe de policiers de la BRI (Brigade de Recherche et Intervention) de Versailles. Et en gros, pour le dire vulgairement, une manière pour moi de traiter de l’unité d’élite de l’antigang en France. C’est une série chorale qui suit le quotidien d’un groupe qui est mobilisé sur différentes affaires dont une transversale.

Cela me fait tout de suite penser à Antidisturbios.

Il paraît que c’est super, il faut que je la vois. On m’avait dit que c’était super bien donc je me suis dit “faut pas que je le regarde sinon je vais déprimer”. Je la regarderai quand j’aurai fini la post-prod de la série. C’est un immense cinéaste ! Et j’ai l’impression que ses films marchent en plus. Il ne fait que du genre, non ?

Antidisturbios

Cela dépend, le genre est moins présent dans un film comme Madre par exemple.

Oui, mais c’est un gamin qui disparaît. Il y a un élément hitchcockien même si c’est juste au début. Cette série (Antidisturbios), je connais beaucoup de gens qui l’ont vu et personne ne m’a dit que c’était moyen. Tout le monde m’a dit, c’est génial. C’est marrant qu’on parle de Soroyogen. J’ai dû quasiment tout voir. Que Dios Nos Perdones, El Reino, c’est fabuleux.

Soroyogen est clairement le plus grand cinéaste espagnol à l’heure actuelle. Vous avez réalisé tous les épisodes de la série ? D’ailleurs, c’est une mini-série ou c’est du feuilletonnant ?

J’ai tout réalisé. J’espère que ce sera feuilletonnant. Cela ne dépend pas de moi mais ce n’est pas pensé bouclé. 

Vous revendiquez-vous du film de genre à l’intérieur de notre système français ?

Je ne me revendique d’aucune école. J’ai l’impression qu’il y a le phénomène inverse avec l’horreur où le genre était tabou ou identifié B ou Z par le système alors qu’aujourd’hui il y a des auteurs qui se revendiquent de Cronenberg qui viennent avec des films pointus qui fonctionnent. Cela veut dire qu’il y a une appétence pour cela.

Après quand je parle de genre, je parle de manière vaste. Pas seulement de l’horreur ou de la science-fiction mais un film qui s’inscrit dans un genre défini.

Oui, si c’est ça la question, je ne me sens pas réalisateur que de polar ou de thriller mais cinéaste de genre, oui. J’ai une plus grande appétence en tant que spectateur pour ça. C’est quelque chose dans lequel je me sens à l’aise.

Vous n’avez jamais eu de problème pour trouver de financement à vos films. Votre distributeur depuis votre premier film, c’est “The Jokers”, vous ont-ils toujours suivi ?

C’est sûr que ce sont toujours des paris et beaucoup de risques. En France, on a la chance d’avoir Canal qui permet une diversité inouïe de cinéma. Dans les pays qui n’ont pas un équivalent, on voit bien la différence en matière de cinéastes qui ont pu émerger. Je ne pense pas qu’en Italie, il y ait moins de talent qu’en France. Il suffit de comparer quelques décennies en arrière, la différence de niveau entre les deux pays. On a un système économique et une exception culturelle favorable, après c’est sûr que ça rend triste quand elle sert à créer des véhicules qui n’ont pas besoin de ce type d’aide et qui s’auto-suffise du point de vue du marché.  Faire un film, c’est toujours dur, le film d’avant, je l’ai fait en partie à l’étranger et c’est un autre niveau de difficulté. J’ai la chance d’être très très bien entouré, je ne pense pas que j’aurais pu faire ce film ailleurs.

J’ai trouvé par rapport aux précédents films que la caméra était beaucoup plus libre, détaché. Était-ce une envie consciente de votre part ou bien est-ce quelque chose qui est venu avec le projet plus instinctivement ?

Je n’ai pas l’impression d’avoir une boite à outils niveau mise en scène. Je n’ai pas envie d’avoir un statement où il faut que, dès les cinq premières minutes, on sache que c’est moi. Je m’en fous pas mal. Je veux avoir la mise en scène la plus adaptée à ce que j’ai envie de raconter.

Une approche classique en somme.

C’est ça. En deux films, je dois avoir deux plans à l’épaule et là, il n’y a quasiment aucun plan fixe. C’est complètement autre chose. J’avais envie de faire ça d’un point de vue artistique, chercher une histoire que je puisse réaliser comme ça. Il y a aussi un truc par rapport à la tendance de la fin de la première décennie des années 2000 avec des gens qui en suivent d’autres gens à l’épaule, qui représente pour moi le degré zéro de la mise en scène. J’avais fait une sorte de rejet visuel par rapport à ça. Là, il y a plein de faux gros mouvements de cam, de faux mauvais travellings qui reviennent. Il y a 1000 manière de faire du travelling ou de l’épaule. Je pense qu’il y a des outils qui sont très durs à maîtriser. Le steadycam, tout le monde en fait mais il y a très peu de bons réalisateurs avec. Là, j’avais envie de faire de l’épaule à la manière des films de Yakuzas japonais et de Fukusaku (réalisateur notamment de Battle Royale) avec cette espèce de volant sur les caméras qui entrainent des twists de cam. Cela m’a toujours fait délirer de voir comment il pouvait passer d’un truc assez calme à du gros bordel et après revenir à du calme. J’avais envie de trouver un terrain de jeu propice à ce genre de mise en scène. Tout est un peu concomitant. 

Comment sentez-vous l’apport de votre origine de romancier par rapport à l’écriture de scénario puis la mise en scène ?

J’en ai aucune idée.

Quand on regarde vos films, on a l’impression de voir un roman de gare mis en image, sans l’aspect péjoratif bien sûr. On pense à ces histoires qui n’ont pas forcément une grande ampleur mais qui vont vous embarquer dans la psyché de leurs personnages.

Si, peut-être dans le minimalisme, c’est le seul point commun que je peux voir entre les deux. J’ai pas du tout l’impression d’écrire des scénarios ou avec une caméra comme j’écris un roman. J’ai écrit des romans beaucoup plus sombres que les films que j’ai faits. C’est vrai que le seul point commun serait que j’ai le même intérêt pour les petites histoires. Je n’ai pas le délire de la grande fresque et je pense que je ne l’aurai jamais en roman. Au cinéma, je ne sais pas si ça m’intéresserait trop.

On sent vraiment l’inspiration de Michael Mann et John Woo avec The Killer. Est-ce conscient ? 

Michael Mann est un cinéaste que je vénère après là j’y pensais pas spécialement. Par contre, tout ce qui est Hong Kong : John Woo, Ringo Lam, Tsui Hark, Wong Kar-Wai… C’est le seul mouvement cinématographique et la seule école que j’ai pris dans la tête de mon vivant. C’est arrivé en France avec les VHS et j’y ai vu une manière différente de faire du cinéma et de raconter des histoires. Même dans la fabrication, c’était des jeunes réalisateurs qui venaient de nulle part et qui tournaient avec peu de moyen, même si après ça a grossi. C’est un choc esthétique, celui de ma génération. J’en ai eu d’autres mais par cinéaste et non pas comme une vague. Même les nordiques, c’était beaucoup plus disparates et éclatés… En France, j’attends toujours… Les États-Unis, c’est redevenu pourri. Et là, d’un coup, y’avait 4-5 mec très très forts qui faisaient des trucs que personne n’avait jamais fait. Tout était hyper nouveau. C’est peut-être excessif. Toutes les madeleines de Proust, je ne les revois pas.

Tony Leung Chiu-wai, John Woo et Waise Lee sur le tournage du film Une balle dans la tête

C’est quand même des noms qui sont aujourd’hui connus de tous les cinéphiles. Personne ne remet en question l’apport des films de John Woo et Tsui Hark même dans leurs plus mauvais films aux États-Unis. Ils ont inventé une nouvelle manière de mettre en scène. Mais si je parlais de Michael Mann tout à l’heure, c’est par rapport à vos plans très longs accompagnés d’une musique qui fait penser à Thief (Le Solitaire).

Ah oui le côté Tangerine Dream ! Mon amour pour la musique de la Berlin School, vient de Friedkin et Michael Mann. La dernière fois, je lisais qu’il y a une théorie anglo-saxonne selon laquelle la musique qui nous parle le plus, ce n’est pas la musique de notre enfance mais celle de la décennie précédente. Moi, je suis de 88 et je n’ai jamais connu le style des années 80 mais c’est quelque chose qui touche au plus profond de moi alors qu’en général, je trouve ça très ringard. Il y a un truc d’émotion qui me prend. Tous les groupes rocks allemands où ils chantent en anglais, ça me fait un truc. Je trouvais qu’essayer de refaire un score comme ça, ça rejoignait l’envie de restituer une sorte de sidération esthétique et émotive que moi j’avais quand je voyais ces films et j’écoutais ces musiques. C’est que de l’artistique et de la retranscription de ressentie.

C’est sûr que cela met dans une certaine ambiance hypnotisante et nous permet de rentrer dans le rythme particulier du film. C’est peut-être d’ailleurs ce rythme qui donne un côté roman au film.

Oui, le rythme est très bizarre !

C’est pour ça que je m’étonne de l’accélération subite à la toute fin du film. Il y a trois ou quatre évènements qui s’enchainent sans qu’on ait eu le temps de bien comprendre ce qu’il se passait entre les deux. Est-ce que c’est dû à une volonté ou des problèmes de tournage ?

J’aime pas quand, au cinéma, les gens qui se font étrangler ou épiauter, ils trouvent le plan parfait. Lui, il ne réfléchit pas et il fait plein de conneries successivement. C’est un truc purement anti-cinématographique. Je trouve ça intéressant de rendre des principes frustrants car il ne respecte pas les canons de narration au cinéma. D’autant qu’on vit dans un monde où 95% des films, tu peux les dérouler sans avoir à regarder plus de 15 minutes. J’essaye de faire un peu différemment et des fins qui sortent du lot.

De sincères remerciements à Jérémie Guez pour sa passion débordante, à Célia et Cilia pour avoir permis cette rencontre et à la société de production Cheyenne Fédération de m’avoir accueilli dans leurs locaux.

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