Kanun, la loi du sang : Roman noir au cinéma

“La Mort est leur Tradition” annonce le slogan de Kanun, dernier film de Jérémie Guez qui continue à développer son univers de cinéaste de thriller à petit budget tout en jouant les scénaristes pour de plus grosses productions comme le très bon Boîte Noire ou L’intervention. Avec un style se rapprochant plus de la littérature noire d’Elmore Leonard, James Ellroy ou Dennis Lehane que du polar français à la Olivier Marchal, il dépeint ici Lorik, une petite frappe belge ayant fui très jeune son Albanie natale pour échapper au Kanun lancé contre sa famille : loi de sang énonçant que si un membre d’une famille fait du mal à une autre famille sans être puni, cette famille a le droit de se venger sur un des hommes de la famille fautive, même s’il s’agit d’un petit garçon. Aujourd’hui adulte, Lorik doit à nouveau faire face à cette vendetta qui aura fini par le rattraper alors qu’il commence à tomber amoureux de Sema, une jeune étudiante en art turque. 

Gueules burinées, langage de la rue, personnages prolétaires… Tous les ingrédients sont une nouvelle fois réunis pour faire un film plus comme les autres à l’heure où le polissage des visages et des personnalités est toujours plus omniprésente. Comme à son habitude, Guez s’intéresse à la vie des faits divers plutôt qu’à celle des unes de journaux. Il aime ces personnages encore à la lisière entre vie civile et vie mafieuse, pas chefs de gang mais pas très propres non plus, sans cesse ramenés à leur condition primaire par un milieu qui va finir par les engloutir tout entier jusqu’à un dénouement souvent tragique. Car, ce qui se joue dans les films de Guez et notamment dans Kanun, c’est la tragédie du réel. Pour cela, il déploie une narration sèche, sans fioritures, que certains pourraient même qualifier “d’au cordeau”. Les dialogues, plus souvent silencieux que parlés, suffisent alors à narrer une histoire simple qui se déplace de regards en regards pour laisser transparaître les tourments intérieurs d’hommes virils et taiseux. Car, dans ce monde impitoyable où l’on peut t’ordonner d’abattre celui que tu considères comme ton fils de substitution pour un peu d’argent, le bavard sera puni.

Il ne faut cependant pas penser que le film s’inscrit dans le naturalisme à la Française. Bien au contraire, Guez esthétise la trajectoire de ses personnages à travers de longues virées nocturnes portées par une caméra libre de toute restriction, rappelant les expérimentations formelles de Gaspard Noé dans sa période Irréversible.  Mais surtout, il tient admirablement bien la tension de ses scènes d’action, notamment celle où Lorik doit s’enfuir du sixième étage d’une tour où il vient de dérober l’argent de mafieux marocains. Assez classique dans l’idée, Guez arrive toujours à trouver le détail supplémentaire pour donner une dimension autre à l’action, comme ce moment où, en prenant l’ascenseur, Lorik se retrouve coincé avec une petite fille qui n’a rien demandé alors que des Marocains enragés sont à ses trousses. Les ombres de Michael Mann et John Woo (et donc forcément Jean-Pierre Melville) planent constamment sur Kanun que ce soit les envoûtantes nappes synthétiques de la musique originale de Séverin Favriau ou le romantisme du coup de foudre né à un moment inopportun proche de celui de The Killer.

Mais à la différence des références citées précédemment, Guez se démarque en accordant une place quasiment aussi importante à Sema, cette jeune turque interprétée par Tugba Sunguroglu connue pour son rôle dans Mustang et dont le charisme froid arrive tout de suite à donner une consistance magnétique à son personnage. En effet, Sema n’est pas reléguée au rôle de potiche ou de simple objet de désir. Elle a sa propre vie dans laquelle Lorik cherchera désespérément à y faire sa place tout en se faisant pardonner son péché originel : celui de l’avoir braquée dans le bar où elle travaille pendant que son compère donnait une leçon à un arrogant endetté. Du caractère, Sema n’en manque pas et si elle se laisse petit à petit aller aux supplications de cet homme-enfant, élevé sans mère et qui n’a connu dans sa vie que des prostituées sans jamais aimer, c’est plus par ennui que par passion. On pense notamment à ce moment où, enlacés dans un lit, Lorik lui demande s’ils vont pouvoir coucher ensemble, ce à quoi elle répond “Lorsque tu m’auras fait jouir” en positionnant sa main dans son entrejambe. Chez Jérémie Guez, l’amour est certes romantique mais consommé.

Il n’en demeure que d’un point de vue structurel, Kanun souffre d’une fin abrupte qui laisse un goût d’inachevée assez désagréable dans la bouche. La mécanique du récit est là mais on a l’impression que des pans entiers du troisième acte ont été jetés à la poubelle pour donner une sensation de crescendo instantané. Tous les nœuds narratifs sont réglés en quelques scènes sans qu’on ait le temps d’être investi émotionnellement, ce que l’heure précédente avait réussi à faire avec brio grâce à un intense rythme calme. L’image finale est sur ce point complètement incompréhensible à la fois sur le plan narratif que sur le plan artistique. Et l’on regrette que Guez ne cherche pas à s’attaquer à des récits plus ambitieux, de la même façon qu’un Quentin Dupieux qui se complaît dans un certain non-professionnalisme dans son travail.

Ainsi, Kanun peut être vu comme un roman de gare plutôt bien écrit mais sans réelle explosion de sentiments ou d’action. Une histoire simple qui a pour mérite d’être incarné par son auteur, à défaut d’être révolutionnaire. Les amateurs du genre retrouveront les sensations procurées par cette littérature longtemps regardée de haut en France, aujourd’hui considérée comme classique, et apprécieront l’hommage que leur rend Jérémie Guez avec ses dialogues ciselés et ses personnages bien caractérisés comme le père alité et presque mutique de Sema. Son travail de cinéaste mérite donc d’être découvert et la salle reste un endroit idéal pour ce type de projets qui se font aujourd’hui trop rares.

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