Limbo : Noir comme la crasse

Les occidentaux n’ont pas le monopole du film noir. Les polars français et américains ont connu un Âge d’Or dans les années 1930-1940 et ont continué à irriguer le reste du cinéma international en influençant des générations d’auteurs. Le cinéma policier occidental est encore pleinement d’actualité et existe sous des formes variées allant d’hommages aux classiques à des œuvres novatrices. Cependant, français et américains ne sont pas les seuls à posséder ce savoir-faire du film noir, puisqu’il suffit de tourner le regard vers le cinéma asiatique, et plus particulièrement vers Hong Kong pour découvrir Limbo, une pépite réalisée par Soi Cheang. Le film a fait sensation au Festival du Film Policier de Reims et si vous êtes prêts à vous manger une claque esthétique, alors il est fait pour vous.

Dans les bas-fonds de Hong Kong, plusieurs cadavres de prostituées sont retrouvés gisant parmi les poubelles. Le tueur signe ses crimes en tranchant la main gauche de ses victimes qu’il emporte avec lui. Deux inspecteurs sont chargés de l’affaire : Will Ren (Mason Lee), jeune policier chevronné et déterminé à faire appliquer la justice et Cham Lau (Lam Ka-tung), un vétéran violent et désabusé brisé par la disparition de son épouse. A eux deux, ils vont se lancer dans une course contre la montre pour capturer ce tueur en s’enfonçant toujours plus profondément dans un dédale de bidonvilles, de décharges, jusqu’à se perdre dans un véritable royaume d’ordures. Une suite de circonstances violentes va les amener à collaborer avec Wong To (Liu Yase), une jeune délinquante versée dans les vols de voitures et la contrebande.

Soi Cheang assume complètement son désir de réaliser un film noir en faisant le choix du noir et blanc. La photographie de Cheng Siu-keung va sublimer les poubelles omniprésentes et élever les bidonvilles verticaux de Hong Kong au rang de décor cinématographique. Il faut bien comprendre que ce royaume des ordures est vraiment le cœur du film. Il s’agit de montrer à la fois une sorte de ville dans la ville, invisible uniquement parce que sa laideur fait honte à ceux qui n’y habitent pas. C’est aussi une recherche purement formelle, puisque les bidonvilles verticaux, construits comme des accumulations d’étages branlants, vont instaurer un traitement de l’espace inhabituel, presque irréel. L’enquête piétine, non pas parce qu’ils ont à faire à un génie du crime, mais bien parce qu’il fait partie intégrante de ce royaume de la crasse. Il en est le roi et les policiers n’en sont que des intrus. Ne maîtrisant pas ce terrain, les inspecteurs et le spectateur perdent complètement leurs repères et s’embourbent.

Nous sommes face à un film qui correspond vraiment à une expérience de cinéma sensorielle. Grâce à la force graphique de son décor et de sa mise en scène sublimant les ordures, Soi Cheang nous pousse malgré nous dans nos retranchements et nous met dans l’inconfort. Nous éprouvons la moiteur de l’été hongkongais et l’on ressent le dégoût des personnages maculés de saleté. La performance du trio d’acteurs principaux Will Ren, Liu Yase et Cham Lau est hypnotique, puisque malgré leur correspondance à  des stéréotypes du film policier, ils ne laissent jamais leur personnage tomber dans la caricature. Le jeune premier, le bad cop et la criminelle ne se cantonnent pas à des  clichés et du « déjà vu ». D’ailleurs, l’éclatement de ces stéréotypes vient notamment de la violence abjecte dont fait preuve Cham, le vétéran, envers la jeune Wong To, qu’il commence par haïr et qu’il force à coopérer en la mettant en danger sans aucun scrupule. Même s’il arrive plus tard, Hiroyuki Ikeuchi, l’acteur qui incarne le tueur en série n’a rien à envier à ses trois autres partenaires de jeu. Il campe un vagabond qui serait presque le symbole d’un humain né des ordures, grâce à son jeu très physique et l’aisance avec laquelle il se fond dans les décharges comme s’il était dans son milieu naturel.

Au-delà de son enquête tortueuse, Limbo nous jette une cruelle vérité à la figure. Certains humains sont tellement invisibles aux yeux du reste du monde, parqués dans la pire des misères, qu’ils en atteignent presque une forme de « liberté ». L’indifférence des autres les dissimule et leur laisse un champ infini pour commettre les crimes les plus tordus. Le tueur tue parce qu’il ne se fait jamais prendre, surtout qu’il est considéré comme l’égal d’une poubelle, et qu’il tue d’autres êtres comme lui qui n’ont, aux yeux de la société, pas plus d’importance. C’est donc une tâche dantesque pour les enquêteurs de faire justice pour des humains qui ne manqueront malheureusement à personne. Soi Cheang signe un vrai polar esthétiquement fort et dont le discours s’enracine dans une réalité sociale glaçante. Limbo est la preuve que le genre du film noir à encore de beaux jours devant lui.

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