Kinuyo Tanaka : Destins de femmes libres

Editeur et distributeur prolifique dont le travail éditorial allie rigueur et passion avec une bonne humeur communicative, Carlotta Films n’a de cesse de gâter les cinéphiles au fil de ses sorties. Si Carlotta a toujours affiché un bel éclectisme dans son catalogue, il a cependant régulièrement axé son travail sur le cinéma japonais (en témoigne leur coffret de la trilogie Mushashi, leur meilleure vente de l’année précédente), celui-ci étant d’une richesse incroyable. Après avoir travaillé autour de Kenji Mizoguchi, Yasujiro Ozu et Mikio Naruse, il était finalement logique que Carlotta se penche sur la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka, la première femme réalisatrice du Japon d’après-guerre. C’est donc à partir du 16 février que sortent en salles, en copies restaurées, les six films réalisés par Tanaka et c’est évidemment à ne pas louper.

La lune s’est levée

Les amateurs du cinéma japonais connaissent inévitablement le visage de Kinuyo Tanaka, l’une des actrices les plus prolifiques de son époque. Star du cinéma muet, elle passe le tournant du parlant sans problème et tourne avec les plus grands, s’imposant notamment comme l’une des muses de Mizoguchi qui lui offre certains de ses plus beaux rôles dans des œuvres aussi immenses que La vie d’Oharu, femme galante, Les contes de la lune vague après la pluie ou encore L’Intendant Sansho. Toute sa vie, Tanaka la passe au service du cinéma, tournant plusieurs films par an, se rendant à jamais indissociable d’une période bénie pour le cinéma japonais. Mais l’actrice a envie de plus, elle souhaite réaliser, une ambition née d’une envie simple et parfaitement logique : ‘’Si j’ai souhaité devenir réalisatrice, c’est parce que je voulais, depuis longtemps, que des femmes soient filmées par une femme, d’un point de vue qu’un homme ne comprendrait pas.’’ Qui est mieux placée qu’elle, l’interprète de tant de rôles magnifiques, pour porter à l’écran la complexité des femmes ?

Seulement, au début des années 50, une telle ambition pour une femme est mal perçue. Mizoguchi lui-même fulmine et clame à qui veut bien l’entendre qu’elle n’a pas les épaules pour réaliser, qu’elle en est incapable. Mais Tanaka affiche une volonté inébranlable (à l’image de ses futures héroïnes) et se voit soutenue par des grands noms comme Ozu ou Naruse. C’est finalement la ShinToho, un jeune studio se voulant moderne et audacieux qui décide de lui donner sa chance.

Maternité éternelle

Kinuyo Tanaka réalise donc son premier film en 1953. Un film en forme de galop d’essai intitulé Lettre d’amour, adaptation d’un roman faisant le portrait du Tokyo d’après-guerre, racontant une histoire d’amour contrariée. La ville est encore en proie à une certaine misère sociale, le travail ne se trouve pas facilement et des femmes font appel à des hommes pour écrire des lettres d’amour à des GI américains qui les ont abandonnées afin de leur réclamer de l’argent. Déjà, Tanaka fait preuve d’un regard particulièrement vif sur son pays et met en scène une héroïne tourmentée mais maîtresse de sa destinée. Une figure constante dans ses six films, où la femme peut être contrariée par les hommes certes mais où elle finit toujours par s’affranchir de leur giron. Chacune des héroïnes de Tanaka a son combat et se dresse fièrement face à l’adversité, décidée à l’affronter pour être indépendante.

Il s’agit de Setsuko dans La lune s’est levée, sœur cadette prête à tout pour jouer les entremetteuses ; de Fumiko dans Maternité éternelle, poétesse atteinte d’un cancer qu’elle combat farouchement ; de Ryuko dans La princesse errante, princesse épousant le frère de l’empereur du Mandchouko et contrainte à un exil douloureux à la fin de la seconde guerre mondiale ; de Kuniko, ancienne prostituée luttant pour refaire sa vie dans une société remplie de préjugés dans La nuit des femmes ou encore de Ogin, amoureuse d’un seigneur chrétien alors que ceux-ci sont persécutés dans Mademoiselle Ogin. Des héroïnes aux problématiques différentes mais au même combat : celui d’une liberté et d’une indépendance quitte à ce que celle-ci soit chère payée. Il n’agit pas ici de se retrouver emprisonnée par les caprices des hommes, il s’agit de s’en libérer.

La princesse errante

Tanaka fait preuve d’une étonnante modernité dans son approche de ses portraits féminins. Formellement, la cinéaste a appris de ses maîtres et n’est jamais dans l’esbroufe visuelle. Les films sont beaux et particulièrement soignés, notamment ses deux fresques en couleurs (La princesse errante et Mademoiselle Ogin) mais sa mise en scène ne fait que servir le jeu des acteurs. Des acteurs qu’elle connaît très bien pour les avoir côtoyés en tant que collègue et partenaire de jeu et qu’elle chérit, se mettant au diapason de leurs interprétations. Mais c’est dans la profondeur de ses thématiques que Tanaka surprend, surtout quand on remet ses films dans leur contexte.

Si La lune s’est levée est un film léger, comédie de mœurs écrite par Ozu portée par l’énergie de Mie Kitahara (où Tanaka s’octroie un rôle très secondaire fort savoureux, y jouant la servante de la famille à qui la sœur cadette apprend à jouer la comédie), la réalisatrice rentre dans un registre plus grave et plus personnel avec Maternité éternelle réalisé en 1955. Pour son troisième film, Tanaka porte réellement le sujet : elle en est à l’origine et choisit personnellement sa scénariste. La lune s’est levée portait inévitablement la marque d’Ozu, Maternité éternelle est indubitablement un Tanaka et marque réellement la naissance de la réalisatrice. Basé sur le destin de la poétesse Fumiko Nakajo, Maternité éternelle nous conte l’histoire de Fumiko Shimojo. Malheureuse dans son mariage, elle demande le divorce quand elle surprend son mari avec une autre femme. Elle-même amoureuse d’un autre homme qui finira par décéder, Fumiko apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein et doit subir une mastectomie. Entre temps, ses poèmes ont été publiés et un journaliste vient la rencontrer à l’hôpital, les deux entamant une brève liaison avant que le cancer de Fumiko ne refasse son apparition. Une histoire tragique mais pleine de résilience que Tanaka filme sans fards : on y parle ouvertement de la maladie et Fumiko y assume ses désirs. Formellement, avec ses séquences menant des couloirs de l’hôpital à la morgue, Maternité éternelle marque et offre un formidable portrait de femme.

La nuit des femmes

Notre préférence va tout de même à un autre de Tanaka : La nuit des femmes, son plus beau film. On y suit le cheminement de Kuniko, résidant dans une maison de réhabilitation pour anciennes prostituées. Une fois de plus, c’est un portrait sans fards du milieu qu’elle filme que Tanaka réalise : le film a beau être traversé par de beaux élans de poésie, il n’en est pas moins particulièrement acerbe contre la société japonaise, celle-là même qui interdit aux femmes de vendre leur corps mais qui ne leur laisse aucune seconde chance. Kuniko a beau tout faire pour s’en détacher, elle est sans cesse renvoyée à son passé et les préjugés ont la vie dure. La réinsertion dans la société s’avère difficile, son ancienne profession pesant en permanence sur ses épaules, dans le regard des gens. Entre les hommes concupiscents (avec cette étonnante scène où Kuniko renverse le rapport de pouvoir et couche avec son employeur pour le laisser se débrouiller avec sa femme le lendemain), les femmes jalouses et méchantes, Kuniko est dans une lutte perpétuelle pour faire sa place dans ce monde, qu’on lui refuse de façon hypocrite.  ‘’On vend ce que les hommes veulent. Vous vendez bien votre temps et votre cerveau pour un salaire’’ dira-t-elle à une femme à son chevet après qu’elle ait été battue par ses collègues. Le plaidoyer de Tanaka est vibrant et la cinéaste prend position de façon farouche. La nuit des femmes est aussi délicat que cruel mais ne se départit jamais de son héroïne, bouleversant personnage (magnifiquement incarnée par Chisako Hara) prenant son destin en main face à l’adversité.

Mademoiselle Ogin

Une récurrence chez la cinéaste, on le disait, qui étonne moins sur ses films d’époque (La princesse errante, Mademoiselle Ogin) par le caractère historique de ses héroïnes mais qui n’en célèbre pas moins la primauté du désir féminin dans ce monde d’hommes. Les films de Kinuyo Tanaka, qu’ils soient contemporains ou historiques, en couleurs ou en noir et blanc (notons d’ailleurs que seuls ses films d’époque sont en couleurs), sont des appels à la résistance, qui affirment une bonne fois pour toutes que les femmes sont maîtresses de leurs désirs, de leurs choix, de leur destin. Des appels à la résistance formulée avec toute la délicatesse que l’on connaît au cinéma japonais mais qui n’en sont pas moins audacieux et d’une belle modernité, collant parfaitement à la personnalité d’une femme qui s’est battue pour mener sa carrière (et quelle carrière – on lui dénombre plus de 200 rôles !). Une chose est certaine, Kinuyo Tanaka aurait certainement pu être l’héroïne de ses propres films. Des films à découvrir de toute urgence pour se délecter de l’infinie richesse du cinéma japonais.

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