Mikio Naruse – Délicats portraits de femmes

Carlotta Films n’aura de cesse de surprendre par son éditorial riche et complet, entreprenant de nous livrer un panorama varié du cinéma mondial. Alors que la fin d’année 2018 a été marquée par le coffret Ultra Collector du flamboyant La Dame de Shangai et l’Édition Prestige Limitée de l’azimuté The Last Movie, on profite d’un peu d’accalmie pour se pencher sur le coffret Mikio Naruse sorti le 21 novembre dernier et qui devrait réjouir une bonne partie de la communauté cinéphile. En effet, en dépit de grands films à sa filmographie comme Le grondement de la montagne ou Nuages flottants, Naruse reste beaucoup moins connu que ses confrères comme Akira Kurosawa, Yasujirō Ozu ou Kenji Mizoguchi.

La sortie de ce coffret Naruse, regroupant cinq films du cinéaste réalisés entre 1954 et 1967 (Le grondement de la montagne, Au gré du courant, Quand une femme monte l’escalier, Une femme dans la tourmente, Nuages épars), permet de redécouvrir Mikio Naruse et de remarquer combien sa riche filmographie n’a jamais cessé de tourner autour de ses personnages féminins avec d’infinies variations. Car ce qui intéresse clairement Naruse, qui a fait tourner les plus grandes actrices japonaises (Hideko Takamine, Setsuko Hara, Isuzu Yamada, Yoko Tsukasa), ce sont les femmes et la façon dont elles sont intégrées et malmenées au sein de la société japonaise. Lucide sur son pays et son évolution depuis l’après-guerre, Mikio Naruse a entrepris durant toute sa carrière de donner la voix aux femmes, de celles que l’Histoire oublie, celles qui ne se laissent pas faire et qui se battent contre le patriarcat et pour leur indépendance en dépit des coups qu’elles se prennent.

Le grondement de la montagne

Cinéaste féministe et humaniste, Naruse brosse toujours le même portrait : celui d’une femme  généralement malheureuse et en difficulté dans sa situation (amoureuse, financière ou les deux) qui cherche à s’en sortir et qui fait tout pour atteindre le bonheur sans pour autant vraiment y parvenir, sans cesse coincée par les obstacles se dressant sur sa route et qui sont souvent les caprices des hommes. Des hommes que Naruse tient visiblement en moins haute estime que les femmes (si l’on excepte le très beau personnage du beau-père du Grondement de la montagne), eux qui sont veules, qui ne pensent qu’au sexe, à l’argent, à la réussite et à l’importance de leur situation, quitte à sacrifier leur bonheur avec beaucoup moins de vergogne que les femmes. Ce sont toujours les femmes qui font le plus de sacrifices chez Naruse et elles n’en ressortent que plus belles et plus fortes. Car si le cinéaste ne laisse pas souvent le bonheur toucher ses héroïnes, il ne les magnifie pas moins par leur résilience et nous les montre souvent grandies de leurs expériences, de leurs combats.

Quand une femme monte l’escalier

En découvrant certaines des œuvres du cinéaste, on réalise d’ailleurs combien il était résolument moderne dans son propos. Dans Le grondement de la montagne, Kikuko décide d’avorter pour ne pas avoir un enfant de son mari. Dans Quand une femme monte l’escalier, l’hôtesse de bar Keiko se bat pour avoir son indépendance, dans Une femme dans la tourmente, Reiko tient à garder son commerce coûte que coûte tandis que dans Nuages épars, Yumiko tombe amoureuse du chauffard qui a accidentellement tué son mari ! Des portraits éblouissants à la grâce infinie que Naruse inscrit toujours dans une réalité sociale prégnante dictant la conduite des personnages, livrant le portrait d’un pays et de son évolution. Au gré du courant se déroule ainsi dans une maison de geishas, Quand une femme monte l’escalier dévoile la vie nocturne des hôtesses de bar et Une femme dans la tourmente montre l’arrivée des supermarchés dans le pays.

Au gré du courant

Conjuguant sans cesse réalité sociale et drame amoureux, Naruse dépeint avec subtilité les sentiments complexes animant l’être humain sans pour autant recourir à des effets faciles, si ce n’est parfois un recours un peu trop systématique à la musique. Adepte d’une mise en scène épurée comme ses contemporains, Naruse se contente généralement d’un découpage simple permettant aux acteurs de s’exprimer avec force. De cette simplicité naît finalement l’émotion au fur et à mesure que le récit avance. Amoureux des actrices, il a su leur offrir certains des plus beaux rôles du cinéma japonais sans jamais donner l’impression d’aller chercher l’émotion (là où par exemple, on la sent beaucoup plus venir chez Douglas Sirk). Chez lui, les cadres sont posés et la majorité de ses intrigues se déroulent en intérieur. Souvent quand on sort chez Naruse, c’est que cela a une forte signification dramatique. L’exemple le plus parlant est la scène finale du Grondement de la montagne se déroulant dans un parc où un lent travelling accompagne les protagonistes qui se parlent à cœur ouvert. C’est d’ailleurs la majorité du temps en extérieur et en travelling que les sentiments s’exposent au grand jour chez Naruse.

Nuages épars

Travaillant toujours la figure de la femme battue par la vie se relevant sans cesse, Mikio Naruse en délivre d’infinies variations au gré de ses films, notamment ceux de ce coffret édité par Carlotta et complété par des préfaces du spécialiste du cinéma japonais Pascal-Alex Vincent permettant des remises en contexte bienvenues avant chaque film. On remarquera avec surprise que le style de Naruse, contrairement à certains cinéastes, n’a pas vraiment évolué au fil de sa carrière. Les cinq films du coffret, réalisés en l’espace de 13 ans, n’ont guère d’évolution dans leur style. Si Nuages épars est le seul film du lot tourné en couleurs (et sa toute dernière réalisation), Naruse en avait déjà fait l’expérience avant et ce changement ainsi que l’arrivée du Scope ne laisse à voir aucun changement sur les habitudes d’un cinéaste totalement confiant dans les moyens dont il disposait, préférant laisser à ses acteurs toute la liberté nécessaire pour incarner des personnages parfaitement bouleversants. Dans le registre du drame japonais de ces années-là, Le grondement de la montagne et Une femme dans la tourmente sont d’ailleurs de merveilleuses perles à découvrir d’urgence…

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