L’Amérique face à l’Holocauste : chronique d’un antisémitisme américain

L’Amérique face à l’Holocauste ou The U.S. and the Holocaust en version originale (le changement sémantique opéré par la traduction est d’ailleurs très parlant)… voilà un titre éminemment clair qui résume parfaitement cette nouvelle série de documentaires historiques du grand Ken Burns. Pourtant, quelque chose semble différent, le réalisateur n’examine pas en détail l’intégralité d’un événement majeur comme dans The Vietnam War, The Dust Bowl ou Prohibition : une expérience américaine, il n’aborde pas non plus l’histoire d’un genre musical ou d’un sport comme dans Jazz, Histoire du Baseball et Country Music, pas plus qu’il n’aborde la biographie d’un homme ou d’une femme exceptionnels comme dans Thomas Jefferson, Mark Twain ou Unforgivable Blackness: The Rise and Fall of Jack Johnson. Non, cette fois-ci, il s’attaque à une partie bien précise et pas moins importante de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale qu’il a déjà traité dans The War : le rôle des Américains, ou en tout cas le rôle qu’ils n’ont pas joué, dans l’aide aux juifs européens persécutés par les nazis dès 1933. Pourquoi le choix d’un tel sujet en 2023 ? Déjà, car il est bon de rappeler à un pays dans lequel 20% des jeunes pensent que la Shoah est un “mythe”, les horreurs que l’antisémitisme débridé est capable d’accomplir. Mais surtout, parce que Ken Burns fait un parallèle entre cette histoire des États-Unis et les conflits identitaires que cette nation est en train de vivre. Le constat est aussi bon à remettre sur le devant de la table que simpliste face à la complexité de notre monde moderne comparé à celui des années 30. Ce lien à l’actualité – même s’il n’occupe que les dix dernières minutes de la série – est une première dans la carrière de Ken Burns qui, sans se targuer d’une neutralité politique, préférait auparavant rester derrière les faits de l’Histoire.

Comme à son habitude, le réalisateur fait appel à nombre d’historiens, auteurs et rescapés pour appuyer son propos factuellement et émotionnellement grâce à un montage ultra-travaillé autour d’images d’archives dans lesquelles il va venir zoomer ou adjoindre des effets sonores. Il maximise ainsi l’immersion du spectateur, sans hésiter à mêler des plans de coupes tournés pour la série afin de visualiser certains points, notamment l’architecture des camps, seul moyen de faire comprendre leur immensité et leur nombre. Sur ce point, la technique est maîtrisée, rodée, perfectionnée, au point que n’importe quel sujet présenté de la sorte pourrait devenir fascinant à suivre. Néanmoins, il ne s’agit pas de n’importe quel sujet, mais de la période la plus noire de l’histoire de l’Humanité, qu’on ne souhaite jamais voir détrônée dans le futur. Parmi un océan d’informations toutes plus déprimantes les unes que les autres, il y a deux faits primordiaux que ce documentaire démontre très clairement : les États-Unis sont à la fois le modèle et l’héritier du régime nazi et la nécessité d’un état juif dans un monde qui a décrété ne vouloir d’eux nulle part. 

Le système ségrégationniste et génocidaire américain a été non seulement étudié, mais reproduit par les nazis lorsqu’il a fallu s’occuper du “problème juif”, leur donnant ainsi une sorte de justification sur l’échiquier international : “si eux ont droit de le faire, pourquoi nous jugez-vous ?” Il faut dire que les États-Unis comme la majorité des pays de l’époque étaient profondément antisémites. Les discours de Hitler n’avaient rien de choquant pour une grande partie de la population qui considérait les juifs comme des envahisseurs venus apporter troubles et chaos. Ce pays composé en grande majorité de migrants a instauré des quotas d’immigration par pays en 1921. Bien évidemment, les pays les plus restreints par ces quotas étaient les pays non-Blancs, mais surtout ceux d’Europe de l’Est, vivier le plus important de juifs à l’époque. Ces quotas causeront la mort de nombreux juifs (peut-être négligeable face à l’immensité du massacre, mais qu’en aurait-il été s’il s’agissait de votre famille ?) qui verront leur demande de visa refusée ou sans réponse tandis que la violence nazie prenait de l’ampleur jour après jour et année après année. Derrière les courants isolationnistes et anti-guerre américains de l’époque se cachaient une sympathie non dissimulée pour les idées nazies représentées par Charles Lindbergh, aviateur devenu homme politique et antisémite notoire. Même lorsque les États-Unis finiront par s’engager, presque malgré eux, on taira la volonté de sauver les juifs d’Europe, de peur de “démoraliser” les soldats. Encore aujourd’hui, rares sont les pays occidentaux, avec une frange de leur population aussi ouvertement antisémite, revendiquant parfois l’influence d’Adolf Hitler sur leurs idées.

Contrairement à ce que son titre pourrait laisser entendre, la seconde partie de la série délaisse le côté américain pour se concentrer sur la vie des juifs sous le régime nazi, puis dans les camps d’extermination. Ken Burns fait même le choix de traiter l’histoire d’Anne Frank à travers le témoignage d’une survivante l’ayant côtoyée à l’époque. Une manière pour le réalisateur d’affirmer que sans ces réticences sur les visas de ces familles démunies, Anne Frank pourrait être encore vivante aujourd’hui. Ainsi, la jeune fille devient à la fois le symbole de la barbarie nazie, mais aussi de l’inaction américaine. Néanmoins, et c’est là que réside le principal problème des juifs, comme va s’évertuer à le montrer le documentaire, les États-Unis ne sont pas le seul pays qui ne veut pas d’eux. Après la Nuit de Cristal qui eut un retentissement international, tous les pays encore libres craignaient l’afflux de migrants juifs, donnant toujours plus de grain à moudre à la rhétorique nazie “regardez, vous défendez les juifs, pourtant vous ne voulez pas d’eux.” L’exemple le plus parlant est celui du Saint-Louis, un bateau avec à son bord 900 réfugiés juifs en partance vers Cuba, dans l’espoir de pouvoir migrer par la suite aux États-Unis. À leur arrivée, ceux qui pensaient être sauvés vont découvrir que l’île, en proie à la propagande nazie, ne veut plus les accueillir. Le capitaine, un antinazi convaincu, refusera de retourner en Europe et attendra en mer une réponse des autorités américaines qui leur refuseront finalement leur visa. Après une semaine d’errance et de pourparlers avec des organismes juifs, plusieurs pays européens (dont la France) accepteront de s’occuper des réfugiés. La situation aurait-elle été similaire s’ils n’avaient pas été juifs ? Même une fois la guerre finie, les rescapés se retrouvent sans rien, dans des pays qui ne veulent toujours pas d’eux et portent maintenant la racine de leurs souffrances. Il était alors fondamental de créer un lieu pour que ces juifs d’Europe (mais aussi du monde entier) puissent vivre en sécurité après avoir frôlé l’annihilation totale.

S’il y a bien une leçon à tirer du rôle des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, c’est que, face à l’infamie, face à ce qui ne peut être décemment décrit avec des mots, parfois la seule solution est la violence. Bien d’autres guerres ont été menées pour des causes contestables, voire fallacieuses, tributaires d’enjeux géopolitiques souterrains… La guerre contre le fascisme n’est pas de celles-là. Et peut-être est-ce bien la seule ? Aussi inéluctable que nécessaire à partir de la prise du pouvoir en Allemagne par Hitler, cette guerre devait avoir lieu. Il est impossible de parlementer avec une telle folie, une telle froideur face à l’importance de la vie humaine. Quand on a affaire à de tels monstres, il ne reste malheureusement que la violence. Que se serait-il passé si les Japonais avaient refusé d’écouter leur égo et n’avaient pas attaqué Pearl Harbor ? Combien de juifs supplémentaires seraient morts si l’intervention américaine avait été retardée de plusieurs années ? Aurions-nous même gagné la guerre ? Nous ne pouvons qu’imaginer une réponse à ces questions, la science-fiction uchronique s’en est d’ailleurs chargée, mais nous pouvons aussi nous poser une autre question : combien de juifs auraient été sauvés si les États-Unis étaient intervenus avant ? 

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