Women Talking : Les plaies, les mots et les actes

Depuis quelques années déjà, notre société a vu s’accélérer la naissance de plusieurs mouvements internationaux de lutte pour le droit des femmes et contre les violences misogynes. Le cinéma étant le reflet de notre monde, des films, des réalisatrices et des actrices ont contribué à la libération de la parole et à la réflexion sur la condition actuelle des femmes. La réalisatrice Sarah Polley ajoute une solide brique à l’édifice du changement avec son nouveau film Women Talking, adapté du roman éponyme de Miriam Toews, en salle le 8 mars.

Dans une communauté religieuse repliée sur elle-même et refusant le progrès technologique (le film ne le précise pas mais il s’agit d’une communauté issue du mouvement mennonite), une série de viols sont perpétrés sur les femmes dans leur sommeil. Les coupables finissent par être pris sur le fait et la mère de l’une des victimes, Salome, s’attaque à l’un d’entre eux en le mutilant avec une faucille. La Colonie (nom qu’elles donnent à la communauté), régie par des hommes, n’incrimine pas les violeurs mais en plus, elle ordonne aux femmes de les pardonner et de passer l’éponge sur cet « incident ». Elles refusent et doivent faire un choix : rester et se battre contre l’oppression ou bien quitter la Colonie dans l’espoir de fonder un meilleur foyer ailleurs. Un petit groupe d’entre elles est choisi pour trancher et n’a que vingt-quatre heures pour prendre une décision.

Tout le film est construit en suivant deux schémas. Le premier est le déroulé des débats et des réflexions de ce groupe trans-générationnel de femmes toutes violées sans exception, pour savoir quelle est la meilleure décision pour le bien commun mais aussi pour leur dignité humaine et leurs droits. Pour certaines, se battre se résumerait à perdre, pour d’autre partir serait se complaire dans la défaite. Le second schéma étroitement intriqué dans le premier est la succession des différents portraits des femmes impliquées et de leur opinion sur la situation. Il y a Salome (Claire Foy), femme enragée par l’humiliation et la violence que toutes subissent depuis des années et prête à tuer un à un tous les hommes de la Colonie pour permettre à sa fille de vivre en sécurité ; Ona (Rooney Mara) plus calme et réfléchie qui souhaite donner la possibilité aux générations futures de bâtir une communauté utopique loin de la Colonie ; Mariche (Jessie Buckley) est tiraillée entre son désir de fuir et sa peur des représailles imprimée à grands coups de fanatisme religieux. Avec elles, deux voix de la sagesse les guident et les épaulent : Agata (Judith Ivey) la mère de Ona et Greta (Sheila McCarthy) la mère de Mariche. Un seul homme est présent au sein de ce conciliabule, il s’agit d’August (Ben Whishaw), l’instituteur de la Colonie.

Le choix de la réalisatrice de ne pas mentionner le nom de la communauté religieuse et de rester assez vague sur une quelconque indication de lieu ou d’époque permet au spectateur de projeter cette Colonie quasiment comme une sorte de communauté fictive reprenant un exemple parabolique d’une aube de civilisation. Il n’est pas nécessaire, ni gênant d’en savoir si peu sur cette Colonie, puisqu’elle a pour fonction de proposer un microcosme obsolète et terriblement dysfonctionnel à l’image de notre société. Ce film raconte l’émergence d’une étincelle d’espoir matérialisée par ces femmes qui pour la première fois depuis des générations accèdent enfin à la possibilité de choisir pour elles-mêmes. Mais à quel prix, c’est bien là que nous touchons le terrible réalisme du propos. Un choix cornélien pour des femmes qu’on a privé d’éducation et donc d’outils pour appréhender le monde et le comprendre, qu’on a réduit au plus humiliant des esclavages sexuels, mais qui, bravement, se montrent infiniment plus dignes et plus sages que leurs tortionnaires. La réalisatrice Sarah Polley (qui est aussi la scénariste du film) décide de ne pas montrer d’hommes, à l’exception du personnage d’August, sollicité uniquement pour noter le compte-rendu des discussions. Elle effectue également une astucieuse introduction de la situation, en distillant les informations de manière à faire comprendre progressivement au spectateur l’ampleur du désastre auquel ces femmes sont confrontées. Une fois le film en marche, Sarah Polley met un point d’honneur à mettre en scène des personnages féminins actifs, dans le sens où ce sont leurs paroles et leurs actions qui sont motrices de l’intrigue. Nous sommes face à ces femmes qui déploient un trésor de ressources intérieures pour échapper au fanatisme qui les maintient prisonnières. Car c’est aussi un film sur les dérives sectaires et les dégâts causés par ceux qui manipulent les Écritures pour asservir une partie de l’humanité.  

Sarah Polley a fait appel à une équipe d’actrices toutes plus talentueuses les unes que les autres (mention spéciale à l’apparition trop courte de Frances McDormand, aussi productrice du film), qui savent tenir en équilibre sur le flot d’émotions contradictoires que leur personnage traverse. Elles s’aiment et sont terrorisées, elles sont brisées mais restent braves. Le trio Mara, Foy, Buckley affiche une fragilité et une humanité telles qu’elles nous transpercent jusqu’au plus profond de nous-mêmes. Les plus jeunes ne sont pas en reste. Liv McNeil et Kate Hallett qui jouent les filles respectives de Salome et Mariche, sont bluffantes d’authenticité et de justesse, prouvant que le talent n’a pas d’âge. La réalisatrice sublime ces visages dans une esthétique magnifiquement terne, grâce à une photographie navigant entre les tons gris et bleutés, en adéquation avec la rudesse de la vie à la Colonie et le rigorisme qui a si longtemps retenu les personnages en captivité.

Women Talking est un film qui affirme la force de son discours dès les premières minutes, captant immédiatement l’attention de son spectateur. Plus le film avance et plus nous constatons l’urgence de son propos, qui finit par se résumer à une question de vie ou de mort. Nous en venons presque à regretter que cette histoire s’inspire d’un fait réel, attaché à un lieu et une époque, car l’aspect atemporel et volontairement vague mis en place par la réalisatrice propulse cette Colonie à un rang universel, comme si l’histoire pouvait s’inscrire dans le passé aussi bien que dans une sorte de futur dystopique. Néanmoins, le spectateur retiendra bien une chose : la violence sexiste n’est pas une fiction.

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