Earwig : Rencontre avec Lucile Hadzihalilovic

C’est un matin de janvier de cette nouvelle année que la rédaction de Close-Up Magazine a eu la chance de rencontrer Lucile Hadzihalilovic dans l’intimité d’un bar des quartiers parisiens du Faubourg Saint-Denis. Pas encore totalement remis de la projection du somptueux Earwig ayant eu lieu lors de la 11ème édition du PIFFF de décembre dernier c’est avec passion et fascination que nous sommes allés nous entretenir avec la cinéaste dont le troisième long métrage sortira le 18 janvier prochain. Entre sensibilité personnelle et sensitivité artistique Lucile a pris la peine de répondre à nos questions avec de belles réserves de simplicité et d’intériorité toutes en panache. Rencontre.

Bonjour Lucile, pour commencer j’aimerais revenir sur la genèse du projet que constitue ton nouveau film. Après Innocence c’est la seconde fois que tu réalises l’adaptation cinématographique d’une création littéraire : qu’est-ce qui t’a amené à réaliser Earwig à partir de l’oeuvre de Brian Catling ?

Je ne connaissais pas l’oeuvre de Brian Catling, ni littéraire, ni artistique. C’est un ami, Geoff Cox – un scénariste anglais avec lequel j’avais déjà travaillé – qui m’a amené le livre de Brian Catling avant même qu’il soit publié. L’histoire fut même plus étonnante car un jour Brian raconta à Geoff un rêve qu’il avait fait, et dans lequel une petite fille lui apportait ses dents ; dès le lendemain Brian s’est attelé à l’écriture de son roman sous l’impulsion de ce rêve et Geoff s’est alors dit « Tiens, cela pourrait tout à fait être un livre pour Lucile !… » bien qu’il ait été ignorant du contenu du livre en train de s’écrire. Il m’en a alors parlé, et heureusement pour lui comme pour moi Brian écrit très vite. Ainsi au bout d’un an le livre fut terminé, je l’ai lu et l’ai trouvé fascinant : il y avait des choses très familières et d’autres non, et ce fut la combinaison des deux qui fut pour moi très excitante. C’était un univers très riche, très visuel, très mystérieux et il y avait dedans un véritable chemin à explorer, ainsi que des images que j’avais envie de matérialiser, comme les étonnantes dents de glace de la petite fille.

Passé le magnifique générique marmoréen de Tom Kan votre film s’ouvre du reste sur un image très forte : une plongée totale en gros plan sur l’oreille du personnage incarné par Paul Hilton. J’ai forcément pensé à une vision purement lewiscarrollienne, lynchienne presque, tout droit sortie de Blue Velvet

C’est vrai, il y a une oreille coupée dans Blue Velvet… Mais je n’y ai pas du tout pensé en faisant le film. Dans le roman de Catling le personnage principal a une hypersensibilité auditive, et une propension à écouter aux portes. Du reste Earwig dans le sens premier en anglais est « perce-oreille » signifie aussi en argot « celui qui écoute aux portes » . Cette oreille inaugurale était une manière pour moi de dire que ce film était une plongée dans la tête de cet homme.

Et sinon pour en revenir au générique ce n’est pas Tom Kan qui en est l’auteur, mais le photographe et graphiste Maxime Ruiz. Tom Kan a fait une très jolie couverture du scénario c’est pourquoi il est crédité au générique.

Je repense aussi aux très belles séquences au bord de l’étang, avec cette vision frappante de Romane Hemelaers vêtue d’un manteau rouge. Est-ce une évocation de Ne Vous Retournez Pas de Nicolas Roeg ?

Ce sont surtout les journalistes qui ont évoqué ce rapprochement, et plus particulièrement les journalistes britanniques pour lesquels le travail de Nicolas Roeg est encore plus familier que pour les français… Comme pour l’oreille de Lynch je n’y ai pas pensé ; ce fameux manteau rouge évoque le petit chaperon rouge et peut-être d’ailleurs que Roeg y avait également songé en tournant son film. J’ai vu Ne Vous Retournez Pas et Blue Velvet qui m’ont beaucoup marquée, alors peut-être ils ont inconsciemment ressurgis au moment de tourner Earwig. Mais en réalité c’est plutôt pour des raisons esthétiques et dramatiques que ce manteau est rouge. Cela dit au-delà du manteau rouge je vois les échos qu’il peut y avoir avec le film de Nicolas Roeg.

J’aimerais revenir sur la splendeur formelle de ton film, et notamment sur sa photographie. Tu fais, à chaque nouveau long métrage, équipe avec un chef opérateur différent : comment as-tu rencontré Jonathan Ricquebourg pour Earwig ?

Je l’ai rencontré par l’intermédiaire du directeur de production Serge Catoire. Le fait que je travaille à chaque fois avec un chef opérateur différent ne tient pas au fait que je ne veuille pas retravailler avec Benoît Debie (directeur de la photographie de Innocence en 2005, ndlr) ou Manuel Dacosse (Évolution en 2015, ndlr), bien au contraire. C’est simplement qu’au moment du tournage de Évolution Benoît n’était pas libre, ni Manu au moment du tournage de Earwig. J’ai donc dû chercher quelqu’un d’autre, ce qui m’a amenée à découvrir quelques films sur lesquels Ricquebourg avait travaillé. J’ai alors été épatée que, malgré son relativement jeune âge, il ait œuvré sur autant de films intéressants formellement. C’est quelqu’un qui a un regard aigu sur le Cinéma et qui choisit ses films avec soin. Nous nous sommes très bien entendus et il s’est réellement impliqué ; il avait une vraie réflexion sur la mise en scène, le découpage et les choix esthétiques (lumière, décors, costumes…). J’ai trouvé ça génial en termes d’échange, c’était très fructueux.

Et sinon comment as-tu choisi la jeune Romane Hemelaers pour incarner le rôle de Mia ?

De manière assez classique. On a effectué un casting de petites filles âgées entre 9 et 11 ans, et parmi elles deux jeunes filles se démarquaient et envers lesquelles j’ai longtemps hésité : l’une d’entre elles était Romane. Elle dégageait une présence très forte, et elle avait quelque chose du personnage dans le sens où elle était très silencieuse, très intérieure. Elle a par ailleurs un côté très classique, presque comme une petite poupée. Elle pratique régulièrement la danse ce qui lui donne un certain maintien et une capacité de concentration. L’autre petite fille était à l’opposée : beaucoup plus moderne, plus mobile, très expressive… En fin de compte l’intériorité de Romane correspondait mieux à l’univers du film, et ça s’est très bien passé avec elle.

Tu parles de la pratique de danse concernant Romane. Je repense forcément à Innocence dans lequel une classe de petites filles passe son temps à danser dans la forêt : il y a toujours un côté éthéré qui traverse ton cinéma, une sorte d’état de grâce…

De grâce oui, peut-être. Surtout dans Innocence car les fillettes font de la danse. Éthéré je ne pense pas, car elles sont très présentes au monde (les filles de Innocence et Mia de Earwig, ndlr). Et pour en revenir à Earwig et à Romane en particulier le fait qu’elle ne parle pas du tout tout au long du récit donnait une place importance à sa manière de bouger, sa présence corporelle et son côté gracieux.

Tu dis très justement que le personnage de Romane ne parle pas du tout. La première demi-heure de Earwig est de ce point de vue quasiment muette…

Ou plutôt les vingt premières minutes. Ce qui m’étonne c’est à quel point les gens réagissent autant au fait qu’il n’y a pas de paroles pendant vingt minutes…

Ce n’est pas du tout une critique…

Non, non, je ne le prends pas comme une critique de ta part. Mais c’est drôle j’ai énormément de remarques là-dessus, encore plus de la part des anglophones qui apprennent que Earwig est mon premier film tourné en langue anglaise et plaisantent sur le fait qu’il n’y a pas de paroles… Mais dans le roman de Brian Catling Albert ne parlait pas à la petite fille qui de son côté ne disait rien, malgré le fait qu’elle ne soit pas cliniquement muette. Il y avait là quelque chose de très fort, de tabou presque, comme si leur relation ne pouvait pas passer par la communication verbale : j’ai voulu garder cet aspect du livre dans mon film. Ce silence entre eux crée une attente et un mystère je suppose, je l’espère du moins.

En début d’entretien tu parlais de la familiarité de certains motifs du roman de Catling. J’ai pensé à plusieurs reprises à la notion de Unheimlich (littéralement angoissant en allemand, ndlr) lors de la projection de Earwig : y a t-il dans ton film une référence à L’inquiétante étrangeté de Sigmund Freud ?

Oui, j’ai clairement pensé à cela lors de ma lecture du roman. Bien que l’action se passe à Liège Earwig m’évoquait l’Europe centrale et notamment Freud, d’autant plus que c’est une histoire de refoulement, et qu’il y a une atmosphère d’inquiétante étrangeté effectivement. J’ai pensé à des écrivains tels que Kafka, Walzer ou encore Bruno Schulz et je désirais même tourner Earwig en Europe centrale mais pour des raisons de production et de crise sanitaire l’intégralité du tournage s’est déroulé en Belgique. Nous sommes donc finalement revenus au lieu évoqué dans le roman, même si la langue anglais brouille les cartes.

Sinon lorsque que j’appréhende tes films je pense beaucoup au cinéma de Fabrice Du Welz : tu sembles partager avec lui le goût pour les contes et les fables mâtinés d’onirisme, et le même refus pour la démonstration filmique. As-tu vu Inexorable ?

Oui, mais mon film préféré parmi ceux que Fabrice a réalisé reste sans doute son premier : Calvaire. J’aime énormément ce film. Je pense que nos films se rejoignent sur leur caractère parfois fantastique et proche de la forme du conte, qui flirte avec l’imaginaire. C’est un cinéma de la sensation et des émotions, même si Fabrice est beaucoup moins retenu que moi ! Nous travaillons aussi tous les deux beaucoup sur l’image et le son, du reste nous avons partagé les mêmes chefs opérateurs ; j’ai d’ailleurs découvert le travail de Benoît Debie avec le premier court métrage que Fabrice a tourné avec lui (Quand on est amoureux c’est merveilleux en 1999, ndlr) et qui m’a donné envie de choisir Benoît pour la photographie de Innocence. Oui, j’aime le cinéma de Du Welz de manière générale mais je me sens plus proche de Bruno Forzani et Hélène Cattet – surtout de leur premier film Amer – et aussi de Peter Strickland…

Peter Strickland ? Je ne connais pas…

C’est un réalisateur anglais dont les films sont hélas très mal distribués en France mais je te les conseille fortement, ils sont passionnants. Il a réalisé par exemple The Duke of Burgundy, l’histoire d’une relation érotique entre deux femmes dont l’une étudie les papillons et Berberian Sound Studio, un film qui se passe dans un studio d’enregistrement en Italie et dans lequel on ne post-synchronise que des films d’horreur et des giallos ; on ne voit jamais aucune image de ces films et tout ne se passe qu’à travers la bande-son. Sinon il y a In Fabric avec son étrange histoire de « robe hantée » qui passe entre différents propriétaires ou le dernier, Flux Gourmet, qu’il a conçu en même temps que je tournais Earwig l’année dernière.

Terminons sur une question très « cinéphile » : quel fut ton dernier choc en salles ?

La Poupée de Wojciech Has. Je ne l’avais jamais vu, même si je connaissais les deux films les plus célèbres de Has que sont La Clepsydre et Le Manuscrit trouvé à Saragosse et qui passaient régulièrement en salles à une certaine époque. J’ai trouvé le film fascinant, avec cette richesse voire surcharge des décors et des objets qui font penser à une succession de natures mortes, et par cette manière de raconter l’histoire par les accessoires. J’ai adoré la manière labyrinthique dont Wojciech Has nous promène dans cet univers et ce récit foisonnant via de longs plans-séquence comme autant d’histoires dans les histoires, de branches narratives multiples qui partent parfois dans des registres tout à fait inattendus. J’ai trouvé ce film absolument brillant.

Propos recueillis par Thomas Chalamel le 9 janvier 2023. Un grand merci à Lucile Hadzihalilovic et à Karine Durance pour avoir permis la réalisation de cet entretien.

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