Belfast : Les épreuves d’une jeunesse et les prémices d’un artiste

Belfast, le film de Kenneth Branagh, inspiré de son enfance est sorti en vidéo le 6 juillet dernier : il évoque le quotidien de Buddy et de sa famille protestante dans l’Irlande du Nord de la fin des années soixante. Aux Oscars 2022, le long métrage été nominé à sept reprises, mais a « seulement » remporté celui du meilleur scénario original (après avoir gagné le BAFA du meilleur film britannique). Alors, s’agit-il d’un biopic assommant ou d’un récit authentique et exaltant ?

Le choix énonciatif est indéniablement de nous placer à hauteur d’enfant, de nous faire partager ces instants à jamais perdus, mais ô combien décisifs, d’une page blanche où inscrire les prémices de sa destinée. L’expression métaphorique manichéenne « fork in the road » (que l’on pourrait traduire par « croisée des chemins ») martelée à l’église par un pasteur éructant vu en contre-plongée (on note la présence d’un registre satirique manifeste sur la forme comme sur le fond : en atteste le poids des préoccupations financières du saint homme) va obséder notre héros en culotte courte, terrorisé à l’idée d’emprunter la mauvaise voie et de sombrer dans les ténèbres infernales. On se situera donc toujours à ses côtés pour observer, écouter et apprendre : que ce soit du haut d’un escalier pour espionner les conflits conjugaux ou depuis une fenêtre pour contempler le monde en action, Buddy étudie et grandit.

Cette constance permet de créer une empathie, malheureusement quelque peu gâchée par le jeu assez cabotin et souriant Ultra Brite de Jude Hill. Un dilemme primordial est incarné par deux jeunes filles de son entourage : la studieuse dont il voudrait partager la tête de classe pour être littéralement à ses côtés, illustrant la valeur de l’effort et du travail permettant de décrocher la lune ; la délinquante et tentatrice qui l’incite au péché de gourmandise, à la frénésie du vol et du pillage, symbolisant l’abandon aux pulsions mortifères (figure miniature d’un rival du père). Les aléas de l’existence sont montrés comme vécus à toute vitesse par des mouvements rapides de caméra quand l’enfant est en action et par le principe narratif de la douche écossaise : ainsi seront juxtaposées des scènes d’enterrement et de fête au son d’Everlasting love. L’amour partagé guérit toutes les blessures.

C’est assurément un film à la gloire de la famille de Kenneth Branagh. Le portrait qu’il nous offre de celle-ci est d’une extrême bienveillance quasi-hagiographique, certainement sincère, assurément polie par les ans, forcément irritante si on est un tant soit peu allergique à la guimauve bonsentimonieuse, mais admirablement interprétée. Malgré les disputes évoquées supra, les parents (Caitriona Balfe et Jamie Dorman) sont exemplaires : la mère, malgré sa tristesse entretenue par les lettres rappelant les humiliants impératifs économiques, est courageuse et foncièrement honnête, jusqu’à risquer sa vie pour ramener son petit sur ce fameux droit chemin et ne pas céder à la tentation du diabolique Biological Omo! Le père est toujours soucieux de sa famille: « good » et « careful » sont les impératifs catégoriques du clan.

Le grand-père, magnifiquement interprété par Ciaran Hinds, est une allégorie chantante de la tendresse souriante, toujours enclin à délivrer ses sages leçons de vie et de tolérance à son petit-fils en quête de repères dans une voie encore brumeuse et tortueuse : même assis sur les WC familiaux, à l’écart de la maison, le garçon consulte sa Pythie d’aïeul sur l’abord des filles, le football et autres sujets d’importance vitale. La grand-mère (sublime Judi Dench) fait plutôt figure de pilier, assurant la stabilité financière et affective avec une abnégation de tous les instants (illustrée métaphoriquement par un corps devenu réceptacle de souffrances, mais toujours en marche). Vers la fin du film, un plan regroupant l’enfant, le père et le grand-père illustre magistralement les valeurs d’empathie et de transmission familiale dont le réalisateur est le fruit et dont il signifie clairement l’importance dans la genèse d’un artiste.

Il y a de nombreux plans plus ou moins larges présentant la ville et le ciel, avec de lents mouvements de caméra. Une certaine sérénité s’en dégage (on pense parfois à Ozu), illustrant le gâchis dû à l’agitation belliqueuse des hommes dans ce qui pourrait être un Éden. L’innocence primordiale, incarnée par le héros, est aussi manifeste dans l’insouciance et l’effervescence des scènes de jeux (rôles de chevaliers combattant les dragons par exemple) que dans le sport collectif, la danse… mais elle se heurte bien vite à l’interdit qui se manifeste par de multiples motifs récurrents : les murs, les barbelés, les grillages, les barricades, tout un réseau vertical qui évoque un milieu concentrationnaire: le paradis est devenu une prison. Le besoin de s’évader se substitue au bonheur du partage communautaire, aller à Sydney est peut-être préférable à se divertir dans les pubs…

L’évasion providentielle est aussi celle que permet l’imaginaire. Et quoi de mieux, pour l’entretenir, que le cinéma auquel Kenneth Branagh rend un hommage tout en couleurs (à tous les sens du terme)? La grand-mère rêvait de partir à Shangri-la, Buddy est incité à voyager et à accomplir des exploits dans tous les chronotopes accessibles à l’écran (science-fiction, western…). Les dilemmes de sa vie trouvent de surprenants échos dans les trames auxquelles il assiste et sont autant de pistes de réflexion et de maturité. Le cinéma, loin de n’être qu’un plaisir solitaire, est aussi une cérémonie réunissant toute la famille s’égosillant avec enthousiasme durant la trêve de bonheur que constitue le visionnage de Chitty Chitty Bang Bang (Ken Hughes, 1969) et sa voiture volante orange. Si ces scènes sont réussies, on sera moins emballé par le recours massif et peu subtil à une musique feel good invasive tout au long du film.

Belfast, malgré quelques lourdeurs (les émotions ressenties par le spectateur ne sont pas forcément aussi intenses que le voudrait manifestement le cinéaste), possède d’indéniables qualités : le casting adulte est fabuleux, l’immersion à hauteur d’enfant est réussie, le réalisme des scènes mêlé aux motifs allégoriques d’une liberté à conquérir est saisissant.

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