Mort sur le Nil : Enquête sur le fil

Tandis que nous attendons déjà avec impatience son Belfast en noir et blanc, Kenneth Branagh sait nous recevoir au cinéma avec une mise en bouche de taille. Mort sur le Nil, suite de son opus précédent, Le Crime de l’Orient Express, revisite une célèbre aventure du détective, écrite par la plus grande romancière connue, Agatha Christie. Après le succès du premier opus, nous nous réjouissons à l’idée de retrouver le réalisateur sous les traits de Hercule Poirot. Détective belge de renom, Hercule Poirot séjourne dans un hôtel d’Égypte où Linnet Ridgeway, récemment mariée à Simon Doyle, entreprend un voyage de noce. Une rencontre fortuite dont elle se sert comme prétexte pour lui intimer d’enquêter sur l’ex de son mari qui les suit partout où ils vont. Cette invitation l’amène à bord du bateau à vapeur S.S. Karnak, traversant le Nil lors d’une escale où il rencontrera un très bon ami à lui, M. Bouc, sous les traits de Tom Bateman, dont il incarnait déjà le personnage en 2017 dans Le Crime de l’orient express. Un rôle qui remplace celui de John Race, joué par David Niven dans la version de 1978.

Premièrement, il faut bien le souligner, voir une enquête d’Hercule Poirot au cinéma est un exquis plaisir dont on ne se lassera jamais vraiment. Et sans vouloir dénigrer le travail de Branagh, tout le mérite en revient à la célèbre romancière. Parlons d’Agatha Christie quelques instants. On ne le dira jamais assez, mais ses talents de romancière sont vraiment fascinants. Elle a réussi à créer des personnages aussi emblématiques que cinématographiques. Il suffit de voir le nombre d’adaptations, dans quasiment tous les domaines, d’Hercule Poirot pour s’en rendre compte. Allant du film réalisé par Sidney Lumet jusqu’à la série avec David Suchet, en passant par la fiction Murder by the Book avec Ian Holm. Toutes ces œuvres sont des succès, critiques ou commerciaux. Démontrant à la fois l’intérêt aussi important que celui porté à un autre détective bien célèbre, Sherlock Holmes, et aussi l’aisance à jouer de ses enquêtes, toujours plus dramatiques et spectaculaires les unes que les autres. Ajoutons Miss Marple comme autre grand détective créé par la romancière, et vous obtenez une sélection de films, téléfilms et séries télévisées aussi cultes que délectables. Notons que l’auteure pensait initialement faire de Miss Marple l’héroïne de l’enquête de Mort sur le Nil.

Aujourd’hui, si l’on regarde rétroactivement la prestation de chaque acteur sous les traits d’Hercule Poirot, il se trouve que tous ont proposé une version passionnante et juste du héros. L’efficacité des acteurs à se mouvoir dans la peau du détective revient en grande partie à l’efficacité d’écriture du personnage. Sa psyché accompagnée d’une narration aussi maîtrisée rend le travail d’adaptation aisé. Cependant, la prestation de Kenneth Branagh est particulièrement juste et bien sentie. Il incarne le rôle avec beaucoup de charme et de classe et un sens dramatique très fort. Cela se ressent pourtant énormément que ce qui intéresse le réalisateur est d’approfondir son personnage. En témoigne la scène d’introduction particulièrement époustouflante où l’on voit un Hercule Poirot en pleine guerre, digne d’un Colin Firth dans Kingsman, premier du nom. On se rappelle notamment la scène finale, entre autres, du Crime de l’Orient-Express, où Hercule Poirot s’interrogeait sur la morale et la justice. Un passage fort quoiqu’un peu déroutant, connaissant le personnage sûr de lui et persuadé d’être quasiment infaillible. À l’époque déjà, Kenneth Branagh et son scénariste, Michael Green, avaient en tête l’adaptation de Mort sur le Nil avec quelques idées concernant le personnage. Notamment concernant la scène d’introduction particulièrement saisissante et spectaculaire.

Seuls les amateurs de littérature bien renseignés sur la bibliographie autour d’Hercule Poirot pourront nous dire si ce court passé est bien fidèle aux récits de l’auteure. Toujours est-il qu’en terme de scène d’ouverture, elle a de quoi nous couper le souffle de sidération. Se déroulant en plein pendant la guerre des tranchées, cette scène en noir et blanc, résultat ou prémices de Belfast, nous montre la première résolution d’une problématique de la part d’Hercule Poirot. On se souvient de la scène d’ouverture magistrale du Crime de l’orient express qui donnait déjà un ton catégorique à la production. Bien plus spectaculaire et moins représentative de l’identité même du bonhomme, Kenneth Branagh s’amuse joyeusement pour justifier la moustache si singulière du détective. Une justification, certes, superbement mise en scène, mais à l’utilité encore très douteuse. Le résultat de ce choix scénaristique donne la sensation d’un homme qui cache une disgrâce plutôt que quelqu’un qui assume pleinement son style. Cette longue scène aborde un autre aspect dramaturgique très fort qui répond également aux inspirations mêmes du personnage par Agatha Christie. Cette proposition narrative offre une dimension beaucoup plus humaine au détective en le mettant tributaire d’une relation amoureuse. Cela lui offre certes un passé aux yeux du public, mais jure avec son tempérament qu’on lui connaît. Cette relation amoureuse perdue durant la guerre est à mettre en relation avec le port de sa moustache comme une pénitence, un fardeau expiatoire qu’il s’inflige jusqu’à être en paix avec lui-même et ce qu’il a perdu durant cette sombre période. La scène finale répond à la scène d’introduction et offre à Hercule Poirot une émancipation face à ses démons. Il se sent plus en paix, plus serein avec ce qui le hantait. Il peut désormais se mettre à nu et révéler au monde ce qu’il essayait de camoufler après ses mésaventures de la guerre. Ce qu’il a trouvé et perdu sur ce bateau maudit l’a profondément marqué et il trouve enfin sa rédemption face à ses sentiments passés.

Si ces traits de caractères développés et adaptés ici par rapport à l’histoire originale sont intégralement inventés par le réalisateur, alors ils démontrent clairement une volonté de celui-ci d’approfondir et de revisiter l’âme de ce personnage populaire. Une volonté qui peut avoir sa justification pour plusieurs raisons. Premièrement si les studios décident d’étendre les aventures du détective dans une sorte d’Hercule Poirot Cinematic Universe. Dont la scène de fin semble également évoquer les prémices d’une autre grande enquête d’Hercule Poirot, celle des Quatre, dans laquelle il fait notamment connaissance de la comtesse Vera Rossakoff, seule personne dont il semble tomber amoureux dans les romans. Et deuxièmement pour rendre le travail d’adaptation moins linéaire et évident, offrant au public, certes la possibilité de rater complètement la proposition sérielle, mais surtout d’offrir au spectateur une nouveauté exclusive par rapport aux aventures qu’ils connaissaient si bien.

Les scènes d’introduction et de conclusion ne se répondent pas seulement entre elles, elles répondent également à certains éléments d’intrigues de l’histoire centrale de cette enquête. En effet, sur le S.S. Karnak est invitée Salome Otterbourne, une chanteuse de jazz interprétée par Sophie Okonedo, dont Hercule Poirot semble assez vite tomber sous le charme de la musique. Malgré une distance qu’il s’impose avec cette femme et la sagesse de celle-ci à y répondre, leur relation pourrait tout à fait remplacer celle qu’il semble créer avec la comtesse Vera, susnommée précédemment. C’est en partie les aventures qu’il partage avec cette femme durant cette expédition qui l’aident à prendre le recul sur les démons qui le hantait jusqu’alors. Et plus particulièrement suite au destin tragique de la relation entre M. Bouc, le grand ami d’Hercule Poirot, et Rosalie Otterbourne, jouée par l’excellente Laetitia Wright, fille de la chanteuse en question. Tous ces éléments offrants un aspect bien plus introspectif du personnage belge que n’offre l’enquête sur le Nil elle-même, sont une relecture intéressante mais néanmoins peu utiles au personnage. Il semble être à la mode de proposer des Origin Story à tous les personnages les plus emblématiques de chaque univers (bonjour Boba Fett et Han Solo). Qui ne sont pas toujours du meilleur goût soit dit en passant (bonjour Boba Fett et Han Solo). Cependant Hercule Poirot semble pouvoir être tout à fait complet sans connaître sa jeunesse dans les moindre détails. Plus encore, comme le prouvera, on l’espère, une éventuelle adaptation de Les Quatre, en savoir le moins sur la vie de l’enquêteur devrait amener justement des rebondissements tous plus intrigants les uns que les autres. Toujours est-il qu’en dehors de la fidélité ou non envers le roman d’origine, toutes ces pastilles proposées par les scénaristes correspondent plutôt bien à l’ambiance générale de l’époque et aux mimiques du personnage. Si cela pourrait apparaître comme une faute de goût pour certains aficionados, les plus réceptifs à cette nouvelle proposition devraient adhérer plus facilement à cette relecture.

Abordons plus en détail le reste de ce casting particulièrement intéressant. A la différence de l’opus précédent qui mettait en scène des acteurs de renommée mondiale à l’expérience bien huilée, cette fois-ci, il s’agit essentiellement d’acteurs et actrices en pleine effervescence, et d’un mouton noir. Citons d’abord Gal Gadot, qui tient le rôle principal si l’on excepte Hercule Poirot évidemment. Actrice extrêmement talentueuse qui tombe malheureusement dans l’ombre trop rapidement au fil de l’histoire. Cependant, tout le premier acte de mise en place de l’intrigue, une énorme partie qui n’existe pas dans la version de Guillermin, permet de développer les personnages et d’en apprendre plus sur leurs intentions et leur véritable nature. C’est dans cette partie que Gal Gadot peut vraiment extérioriser son talent et laisser parler sa féminité. À contrario, Armie Hammer, peu mis en avant dans la bande-annonce, devient rapidement le centre de l’attention. Il est compliqué après coup de séparer son rôle et son charisme des scandales qui l’incombent. Il endosse à merveille ce genre de personnage pédant et prétentieux. Charmeur dans l’âme que la plupart des autres hommes ou garçons ont vite fait de démasquer comme des pervers narcissiques en puissance. Comme quoi, parfois les apparences ne trompent pas mais espérons que le contraire éclate face à la justice. Dans le même temps, nous ne pouvons cacher notre plaisir à l’idée de revoir Rose Leslie, jouant le personnage de Ygritte dans Game of Thrones et ayant charmé plus d’une personne à l’époque de son aventure avec Jon Snow. Actrice quasiment invisible du grand écran depuis la mort de son personnage dans la série, la revoir ici dans un film de premier plan est particulièrement réjouissant, bien qu’elle soit le rôle principal de la série The Good Fight sur Prime Video. On retrouve également l’illustre Annette Bening dans un rôle parfaitement savoureux de même que Tom Bateman, déjà présent dans l’opus précédent pour le même rôle d’autant plus chaleureux et charmant. Enfin on peut noter la présence de Russell Brand, Dawn French, Ali Fazal et Jennifer Saunders, acteurs, actrices et humoristes encore peu connu du public français et du grand écran, ainsi que Emma Mackey, principale antagoniste du film pour le rôle de Jacqueline de Bellefort, actrice franco-britannique que l’on a notamment pu voir très récemment dans le film Eiffel. En parlant d’actrice franco-britannique, il est amusant de faire le parallèle avec la version de 1978 dans laquelle joue Jane Birkin, quand le remake sort à une période où sort également sur nos écrans le documentaire Jane par Charlotte. Un documentaire particulièrement sincère et émouvant dans lequel Charlotte Gainsbourg dévoile un entretien avec sa mère, Jane Birkin.

Mort sur le Nil souffrira forcément la comparaison avec son opus précédent. Moins grandiloquent mais tout aussi maîtrisé, la dramaturgie en est grandement magnifiée. Avec une histoire plus aboutie et vraisemblable, on assiste à une histoire d’amour tragique, passionnément immorale et profondément meurtrière. Ce qui ressort le plus de cette production est l’effort développé dans l’effet sensationnel des intrigues. L’intrigue globale du long métrage est déjà très élaborée et particulièrement bien pensée. La rendre encore plus profonde et tortueuse n’était pas spécialement nécessaire mais répond assez bien au média cinématographique et à la mouvance actuelle de rendre les choses toujours plus impressionnantes. Ce qui est étrange en revanche, c’est qu’au vu de la tournure du récit, l’élucidation du mystère dans la version de 1978 est mieux écrite et plus fluide que dans la version de Kenneth Branagh. Cet acte final, en comparaison avec son Crime de l’Orient Express manque d’envergure et de virtuosité. Il n’est pas mauvais, loin de là, mais l’acte semble légèrement manqué par rapport au talent auquel le réalisateur nous a déjà habitué.

Le résultat est sans appel, cette nouvelle version est une proposition particulièrement soignée et une pure satisfaction pour quiconque est un tant soit peu amoureux du genre résolution d’enquête. Le rythme en est grandement travaillé, l’histoire est remplie de rebondissements et le spectacle en est la pièce maîtresse. On ne s’ennuie pas, la narration est fluide, les enjeux clairement définis et le scénario est captivant du début à la fin. L’histoire semble résolument fidèle à l’exception du changement de certains personnages pour correspondre à certaines exigences actuelles et quelques ajouts, plutôt bien sentis, pour approfondir le personnage du détective. Il subsiste un mystère légèrement dommageable en la présence de Simon Doyle (Armie Hammer) lors d’un interrogatoire. C’est sa présence qui porte de lourdes conséquences pour la suite du récit et sonne comme un sacrifice, évitable, pour Hercule Poirot lui permettant d’élucider le mystère. Fidèle à la version de 1978 dans son déroulement, nettement différent dans son impact. Seul véritable bémol de cette histoire qui n’a en fin de compte que peu de défaut et rend toujours aussi jouissif l’idée de revoir Hercule Poirot au cinéma.

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