Arthur Rambo : rencontre avec Laurent Cantet et Rabah Nait Oufella

A l’occasion de la sortie du nouveau film de Laurent Cantet, ce mercredi 2 février, nous avons rencontré le réalisateur et l’acteur principal d’Arthur Rambo. Ils reviennent sur la genèse du film, son tournage, ses pistes d’interprétations.

Le film est inspiré du parcours de Mehdi Meklat mais vous ne vouliez pas réaliser un biopic. Le principe est de vous abstenir de tout jugement sur le personnage principal, comme dans vos précédents films ?

Laurent Cantet : J’essaie de regarder la complexité d’un personnage, de cerner les motivations possibles, sans statuer sur leur véracité ou leur justesse. Il s’agit ici de donner une boite à outils pour réfléchir à la place des réseaux sociaux, aux rôles qu’ils nous font jouer, ainsi qu’aux explications sociologiques d’une histoire aussi paradoxale que celle de Mehdi Meklat/Karim D. .

Ni Rastignac, ni Jesus , ni salaud, ni martyr ?

L.C : Ne pas faire du personnage un monstre était notre souci, de l’écriture au montage. C’est presque trop banal d’écrire des tweets haineux. Le personnage m’intéresse dans ses paradoxes: on sent son intelligence, on ne remet pas en question ses engagements et malgré tout il a pu écrire cela. J’espère qu’on ressent une empathie réelle pour ce jeune homme pris dans une histoire que lui-même ne comprend pas et dont il devra tirer les fils au cours d’une prise de conscience progressive; mais je ne veux pas en faire une victime car il faut reconnaître la responsabilité qu’il y a à s’exprimer et il doit donc assumer ses écrits dégueulasses.

Rabah Nait Oufella : Effectivement, il ne fallait en faire ni un monstre, ni une victime. Le film pose des questions, mais ne donne pas de réponses. Il met en lumière la dualité de ce personnage. C’est ce que j’ai trouvé intéressant pour un sujet aussi complexe: ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Laisser le spectateur nuancer ce tableau était intelligent et efficace de la part de Laurent.

Peut-on parler de mécanique tragique: l’hubris de celui qui se pense au sommet, la Cassandre qui l’avertit, les unités qui génèrent l’oppression…?

L. C : C’est le propre de ces histoires de transfuges de classe, conscients de la fragilité de ce statut, du fait qu’ils n’ont nulle part de place définie. Il est important de parler d’une responsabilité collective: la conscience de gauche que je peux partager est très heureuse de sentir que le monde n’est pas si compartimenté et d’accueillir ces personnages-là dans notre monde, mais, en même temps, on les juge plus facilement, on ne leur pardonne rien, on les renvoie au premier signe de dérapage…Le tragique vient de cette place introuvable.

Rabah, vous avez été exécuté dans Nocturama, dévoré dans Grave, et vous êtes lynché ici : vous êtes une sorte de survivant ?

Rabah Nait Oufella : C’est ça, toujours là ! En tout cas, j’essaie d’avoir un spectre le plus large possible dans les choix de rôle que j’accepte . Pour moi, c’est important de montrer qu’un acteur, c’est fait pour jouer et non pour être la personne dont on a besoin. Dans les castings sauvages, on cherche un boucher pour faire un boucher, un boulanger pour un boulanger…Ce qui m’excitait dans le métier d’acteur, c’est de pouvoir tout interpréter.

Vous trouvez qu’on vous propose encore des rôles stéréotypés ?

RNO : Non, un travail a été fait avec mon agent de refuser certains rôles pendant deux ans. Le grand tournant a été Grave de Julia Ducournau, car j’avais décidé d’arrêter le cinéma. J’ai vu ce film comme une opportunité : enfin des gens intelligents ! Le tournage s’est très bien passé et la suite aussi.

On accompagne Karim pratiquement tout le film. Est-ce un choix pour susciter l’empathie à l’égard de cet être traqué, lâché par tous ?

L.C : J’ai décidé de faire ce film le jour où je me suis dit qu’on pouvait le condenser sur deux jours, ce qui lui donnerait sa forme générale: la fuite en avant du personnage tentant d’échapper à une histoire trop complexe pour lui et rattrapé par des injonctions auxquelles il n’a pas de réponses. Chaque fois qu’il court, il va vers un nouveau jury le ramenant de plus en plus à l’intime: d’abord le cadre professionnel de l’édition, puis ses amis issus de l’immigration, puis sa petite copine face à laquelle il reste dans le déni, à savoir qu’il y a deux mondes parallèles, celui de la virtualité et celui de la vraie vie, ce qui est totalement illusoire. Le lendemain, quand il retrouve ses copains de banlieue, ceux-ci ont très peur de l’amalgame qui est si rapide. Sa mère est aussi une des clés du personnage, illustrant le désir de s’opposer à l’invisibilité des générations précédentes, dans le but de s’intégrer. La confrontation avec son petit frère est un moment décisif qui le renvoie à une colère qui devait être sienne et qu’il a domestiquée, par l’écrit et la pensée, pour être accepté de l’autre côté du périph, cette colère qui est sûrement l’une des origines de ses messages.

D’ailleurs, Rabah il me semble que c’est la première fois que vous avez à ce point un film sur les épaules: vous êtes pratiquement de tous les plans. J’imagine qu’il y un rapport de confiance avec Laurent Cantet qui vous a découvert dans Entre Les Murs ? Quelles ont été les spécificités en termes de direction ?

RNO : Il y a une certaine pudeur dans le cinéma de Laurent Cantet. Quand j’accepte un rôle, j’ai une entière confiance envers le réalisateur, je lui laisse le choix de faire de moi un peu ce qu’il veut, j’essaie d’être une éponge. Ce n’est pas à un acteur de juger quelle prise est meilleure qu’une autre. Si on me demandait de choisir, je choisirais celle où j’ai le meilleur profil (rires) parce que c’est humain : je ne choisirais pas la plus juste ou la plus représentative de l’émotion qu’on veut donner à voir au spectateur.

Y a-t-il beaucoup de prises généralement avec Laurent Cantet ?

RNO : Non, comme je suis assez bon, généralement pas beaucoup de prises! (rires) Beaucoup de répétitions par contre, mais ce n’est pas mécanique (2 pas en avant, 3 pas de côté…): souvent, ça commence par « Il faut qu’on sente que… », ce qui me permet de voir où je dois aller, tout en me laissant une certaine liberté; c’est flatteur pour un acteur de penser qu’on est un peu libre et qu’on a la confiance de son réalisateur.

Au début du film, durant la courte période de gloire, vous avez ce « sourire » plaqué. Avez-vous beaucoup sur cette expression qui semble un masque ou est-ce naturel ?

RNO : Je suis quelqu’un de souriant à la base (ce que cet entretien confirme), mais ça a été très travaillé. Il fallait qu’on sente que ce personnage est à l’aise dans ce milieu, mais que cela n’a pas été facile. Il n’a pas baigné dedans, c’est une sorte de transfuge qui se retrouve de l’autre côté du périph. D’où ce sourire, pas vraiment un masque car il est heureux d’avoir accès à ce milieu qu’il convoitait tant, mais dont il a fallu avoir les codes.

La scène avec votre frère est impressionnante. Karim prend conscience de la portée de ses paroles. Quel est votre sentiment sur ce passage ?

RNO : Il y avait une difficulté spécifique à cette scène : je n’avais pas de dialogue! Retranscrire une émotion avec les yeux ? Je ne viens ni du cours Florent, ni du Conservatoire; j’ai fait mes classes au sein des tournages, sur le tas. Jouer sans parler, c’est nouveau pour moi. Pas de texte-béquille. La béquille de secours a été en fait la performance livrée par Bilel Chegrani, un cadeau qui a réussi à m’émouvoir fortement et peut-être à me sauver au cours de cette scène très importante. J’avais une grosse pression pour montrer qu’il commence à se rendre compte de ce qu’il a écrit, comme un retour de flamme par la bouche de son petit frère.

Laurent, dans votre filmographie sont souvent présents les thèmes  du groupe, de l’appartenance, du délitement, du conflit de générations (Foxfire, Retour à Ithaque…).

L.C : C’est vrai que regarder et filmer ce moment où on est en pleine formation de soi-même, où la pensée se construit en temps réel et crée un adulte qui va se considérer dans le monde, c’est passionnant. Il y a une énergie désordonnée qui me touche beaucoup: la jeunesse est ce moment où on laisse libre cours à ce qu’on apprendra à dominer.

Deux oasis s’offrent à Karim : chez la professeure incarnée par Anne Alvaro et avec la coccinelle; Comment avez-vous envisagé ces scènes ?

L.C : Ce n’était pas une prof, mais un mentor en littérature, mon porte-parole dans le film: celle qui lui dit d’abord que c’est le monde réel, la loi à laquelle il doit se confronter car ce qu’il a fait n’est pas acceptable et surtout qu’il doit continuer à apprendre .C’est elle qui déclenche la fin du film: la pensée n’est plus possible dans ce vacarme. En ce qui concerne la coccinelle, il a fallu en trouver, ce qui était compliqué: le régisseur en avait acheté un stock, certaines étaient beaucoup moins bonnes que d’autres. Ca m’intéressait de retrouver un regard d’enfant chez ce jeune homme épuisé, usé par ce qui lui arrive. Cette parenthèse ramène un sourire inhabituel, un point d’orgue qui m’a beaucoup plu.

RNO : C’était aussi un moment suspendu, cette scène avec Anne Alvaro. J’avais vraiment besoin de calme. Ca s’est fait naturellement, presque en conditions réelles: on est arrivé dans cette maison la nuit, il faisait un peu froid, on parlait peu…Il fallait que j’éclate en sanglots. J’étais très honoré de rencontrer Anne Alvaro, d’avoir cette ligne dans mon CV (rires). C’était un moment de répit dans cette course folle, un moment aussi de lucidité: il a enfin affaire à quelqu’un qui est détaché des réseaux sociaux, cette montagne imaginaire de Twitter, sans rien de palpable (il n’a pas violé, il n’a pas tué, il a écrit, même si ce sont des horreurs).

Comment s’est passée la scène avec la coccinelle d’ailleurs ? Pas de massacre, j’espère ? Il y a des lois !

RNO : C’était une galère (rires)! On n’en a massacré aucune, j’y tenais personnellement. C’était un moment suspendu dans le film et dans le tournage: pas un bruit pendant des heures (Rabah Nait Oufella susurre: »on la refait? Coupez! »). C’était drôle et émouvant.

Propos recueillis par Nicolas Levacher le 26 janvier 2022 dans les locaux de Memento Distributiion, Paris 10ème arrondissement. Un grand merci à Laurent Cantet, Rabah Nait Oufella , Marion Seguis et Diane Jourdan d’avoir pu permettre la réalisation de cet entretien.

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