Arthur Rambo: tweets tragiques d’un Janus en quête de reconnaissance

Mercredi 2 février sortira le nouveau film de Laurent Cantet. Comme un précédent métrage, L’Emploi du temps (2001), inspiré de l’histoire de Jean-Claude Romand, Arthur Rambo est une libre adaptation de la fin de parcours très médiatisée de Mehdi Meklat. Rabah Naït Oufella incarne le rôle-titre sous les traits de l’écrivain Karim D. dont Arthur Rambo est l’alter ego antisémite, raciste, homophobe…enfoui dans les tréfonds de Twitter. En deux jours, tout l’édifice du jeune parvenu va s’effondrer, miné par des fondations branlantes qui ne résisteront pas aux coups de boutoir du retour du refoulé.

La gloire, les paillettes, les regards ébahis… Le film débute tel le fantasme universel de quiconque a eu l’illusion que son existence, sa personnalité, son style lui assureraient la validation, la reconnaissance, la fascination des quidams éclairés, touchés par la grâce d’un écrit et vous nimbant d’une auréole d’amour extatique. Le masque de ces moments grisants, le sourire heureux de celui qui a conquis de haute lutte sa place dans ce microcosme de la réussite artistique, est plaqué d’emblée sur le visage de Karim D., victime de son éphémère hubris. Car tout va aller très vite, la déchéance moderne n’a besoin que d’un acte. Dès la soirée en la gloire du prodige apparaît une fêlure dans le marbre du succès, signe annonciateur du désastre, sous les traits d’une Cassandre blonde, tel le redneck d’un slasher, qui tente d’avertir. Karim D. sera bientôt rattrapé par son boogeyman des limbes du passé, éviscéré, éparpillé façon puzzle médiatique par un Rambo à multiples visages, illustrant l’adage des 3 L, on lèche, on lâche, on lynche.

On retrouve les rouages oppressants d’une mécanique tragique qui va broyer Karim D. : unités de temps (ou presque : tout se joue sur deux jours), d’action (la chute de l’idole…) , de lieu (Paris, cité des dominants, et sa couronne dans laquelle végètent les joyaux en devenir; la question du seuil et de son franchissement est fondamentale pour appréhender la mentalité et l’évolution du transfuge condamné au bannissement). Laurent Cantet ne voulait pas réaliser un biopic, mais poursuivre son œuvre d’entomologiste des comportements. Il ne s’agit pas de porter un jugement définitif et sans nuances sur ce jeune homme qui n’est ni un salaud intégral, ni un martyr, mais tout simplement un être ordinaire (suscitant la terreur par ses propos et la pitié par son incompréhension face à ce qui lui échappe et ceux qui le rejettent) au parcours tortueux dont le déroulement du film nous aide à comprendre les motivations et les contradictions.

Le caractère oppressant de la fuite de Karim D., devenu une bête traquée, est accentué par le choix de l’accompagner en permanence, lui qui est en mouvement constant pour échapper au vacarme de l’emballement médiatique, bien mis en évidence par l’incrustation des tweets mortifères et indéfendables qui parasitent le grand écran du film comme ils ont envahi les petits des téléphones. La paranoïa, dans le métro par exemple où tous sont connectés et susceptibles d’être infectés par le virus frénétique de la rumeur informatique, la solitude de celui qui était si entouré quelques heures plus tôt, tendent à générer de l’empathie chez le spectateur qui est pour ainsi dire à ses côtés. Mais l’imbrication des deux univers, le virtuel et le réel, loin d’être étanches selon la naïve croyance et les fumeuses justifications du personnage, est devenue une loi implacable de notre monde contemporain et n’admet aucun faux-fuyant. Le cheval de Troie des réseaux sociaux entraînant la chute de la citadelle Karim D. est cet avatar nommé Arthur Rambo : onomastique oxymorique illustrant le combat par l’écrit qui a permis de sublimer le ressentiment initial, mais aussi celui de la bête testostéronée qui ne maîtrise que le langage des mitrailleuses incarné par ces tweets.

Le retour de flamme, le réveil de la bête, c’est son frère qui va l’incarner. Celui-ci est le représentant à fleur de peau de toute une génération qui ne veut pas se soumettre comme sa mère et tous ses ascendants (alors que nombre d’anonymes ont lutté, sans être médiatisés). Au cours d’une scène d’une intensité dramatique sidérante, interprétée avec une verve époustouflante par le jeune Bilel Chegrani face à un Rabah Naït Oufella (dont le jeu, tout en désespérance contenue, est d’une grande justesse) qui ne peut que l’écouter, Karim D. va enfin commencer à comprendre la portée des assertions de son double. Non, tout le monde ne comprend pas le (pseudo) second degré ou l’ironie. Non, tout le monde n’a pas cicatrisé les blessures qu’une société compartimentée génère. La volubilité rageuse du gourou Arthur Rambo a fatalement ses adeptes désespérés en quête de sens. En contrepoint de cet intense face-à-face, deux passages sont des moments suspendus dans ce vacarme qui rend tout inaudible. Une simple scène avec une coccinelle tout d’abord, qui rend le sourire , mais un sourire naïf et presque virginal, à celui qui est éreinté. L’autre oasis est le beau moment passé chez l’écrivaine-mentor (interprétée par Anne Alvaro), double du cinéaste , seule à ne porter aucun jugement et qui l’intime à poursuivre ce terrible apprentissage qu’est l’existence. Karim doit continuer à écrire son propre récit.

Par sa mise en scène sobre et inspirée, par la qualité du jeu de l’ensemble des acteurs, et au premier plan de Rabah Naït Oufella, par la densité de son scénario condensé et haletant, ce film, destiné à tous ceux recherchant un récit édifiant laissant à chacun la liberté de se faire son opinion, est une réussite.

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  1. Édito – Semaine 6 -

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