Amel et les fauves (Streams) : Rencontre avec Mehdi Hmili

A l’occasion de la sortie de Amel et les fauves, le 26 avril au cinéma, nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir avec le cinéaste tunisien Mehdi Hmili. Il s’est livré avec passion sur son passé, ses blessures et son amour du cinéma qui l’a porté jusqu’ici.

Dans un précédent entretien, vous dites que ce film vous est très personnel sans pour autant être autobiographique. Quelle est la part de fiction et la part de réalité ?

C’est très compliqué de séparer ces deux mondes. Pour moi, toute œuvre est personnelle. J’avais besoin personnellement de faire ce film, car j’ai moi-même vécu le destin du personnage de Moumen, tandis que celui d’Amel est presque le destin de ma mère. Ce sont des événements tragiques qui ont bouleversé ma jeunesse et j’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre. Ça a détruit ma famille, ma carrière de footballeur, j’ai passé mon adolescence dans la solitude et les problèmes, j’ai arrêté les études… j’avais donc besoin de revoir tout ça. En arabe, le titre signifie « Fantômes ». J’avais besoin de revoir ces fantômes, le mien, celui de ma mère, une toute dernière fois pour faire le deuil de cette période-là. Par conséquent, bien sûr qu’il y a beaucoup de choses autobiographiques. Par exemple, la cité HLM dans laquelle nous avons tourné, c’est l’endroit où j’ai vécu et nous nous sommes débrouillés pour tourner dans notre ancien appartement. J’avais besoin de reconstruire ces souvenirs tout en les intégrant à une fiction. Le cinéma me donnait cette possibilité mais le mot « autobiographique » peut paraître un peu prétentieux. C’est une fiction avec beaucoup d’éléments autobiographiques.

Est-ce qu’on peut qualifier votre film d’autofiction ?

Oui, bien sûr, c’est une autofiction. J’avais besoin de cet exercice, une approche que j’avais déjà adopté dans mes premiers court-métrages. Je faisais des films un peu comme Philippe Garrel, en noir et blanc, je jouais dedans, mes ex jouaient dedans, j’y mettais beaucoup de ma vie. Mais aussi par défaut, parce que je n’avais pas beaucoup d’argent pour les réaliser. Mais sur ce film-là, c’est une nécessité, une thérapie… Il fallait oser partager ses propres profondeurs et les filmer.

Au vu de cette nécessité de partager votre vécu, était-ce difficile pour vous de livrer des choses profondément personnelles au spectateur ?

Oui. L’écriture du scénario ne m’a pas vraiment fait mal, ça m’a aidé. C’est plutôt durant le tournage, lorsque je suis allé filmer dans des endroits de ma jeunesse qu’il y a certaines scènes qui ont été très difficiles. Par exemple la séquence dans laquelle le père rentre chez lui ivre, ça été très dur car je revoyais des images que j’avais moi-même vécu ado. A l’époque, quand mon père rentrait à la maison, je faisais semblant de prendre une douche pour éviter d’entendre leurs disputes. Pendant le tournage de cette scène, j’avais besoin d’un endroit où m’isoler avec mon moniteur, pour être seul et ne pas craquer devant le reste de l’équipe. Le seul endroit disponible c’était la salle de bain. Sans le faire exprès, j’ai reproduit la même situation que je vivais ado, quinze ans plus tard, sur le tournage. C’était très dur parce qu’en tant que réalisateur et producteur je ne pouvais pas montrer mon émotion et mes larmes et je ne pouvais pas assumer devant l’équipe que c’était ça ma vie. Le tournage a été très dur, et la post-production aussi parce qu’il fallait revoir le film. Une fois la post-production terminée, je n’ai plus jamais revu le film en entier, parce que ça me rappelait trop de souvenirs. Mais je pense malgré tout que je me sens mieux maintenant. Je suis heureux de l’avoir fait à mon âge, parce que si je l’avais fait plus jeune j’aurais peut-être raté certaines choses. J’avais besoin de distance.

Avez-vous eu des retours, notamment de la part de votre entourage, sur l’engagement personnel et politique que représente votre film ?

D’abord, mon entourage a été très surpris parce qu’il n’imaginait pas que j’allais assumer un tel film jusqu’au bout. Il y a certaines choses que mes proches ignoraient sur mon vécu, notamment lorsque je faisais des conneries dans la rue. Après, le film est engagé politiquement parce que je suis un peu le porte-drapeau de cette catégorie sociale dont j’ai fait partie et que je connais intimement. J’avais besoin de témoigner et d’être la voix de ceux qui n’en ont pas, que l’on n’entend jamais, on ne les filme jamais dans le cinéma tunisien. C’est rare de voir un film sur ce sujet réalisé par quelqu’un qui l’a vécu lui-même. La vie a fait que je suis devenu réalisateur, chose que l’on n’ose même pas rêver lorsque l’on vient de cet enfer. J’avais cette légitimité de raconter comment on fabrique l’humiliation et la justice corrompue, de raconter le viol et la domination que l’on impose aux jeunes qui vivent dans la rue, à la communauté LGBTQ+. J’ai voulu faire un hommage à un jeune travesti mort assassiné, il s’est fait arrêter par deux flics qui l’ont violé avant de le jeter du haut d’une falaise. J’avais besoin de filmer ces gens-là, ces marginaux, avec beaucoup d’amour, de montrer qu’ils sont tendres, beaux, qu’ils s’éclatent, même s’ils sont obligés de faire des choses misérables pour survivre. Je suis un survivant, je reviens de l’enfer donc je voulais que ma caméra témoigne de ce monde.

Pensez-vous que le discours que vous tenez sur la réalité sociale en Tunisie puisse trouver une résonance dans d’autres pays ?

Oui, énormément. Tout d’abord dans les pays arabes, même s’il a été censuré. Je reçois beaucoup de messages, venant particulièrement de jeunes spectateurs qui se sentent concernés par le film. Il dévoile l’injustice et l’humiliation qu’ils subissent. En Tunisie, il y a malgré tout certaines libertés d’expression, qui je l’espère ne seront pas menacées, afin de parler et filmer l’invisible. Ça a beaucoup touché les spectateurs des autres pays arabes, mais aussi à l’international. Lors d’une projection au festival de Stuttgart en Allemagne, beaucoup de jeunes ont été touchés par l’histoire du film. Ça leur a ouvert les yeux et ils se sont intéressés à la situation de la communauté LGBTQ+ en Tunisie et je suis heureux quand mon film suscite le débat et montre au monde une part méconnue de la Tunisie. C’est un milieu très urbain, nocturne avec de la musique électro, ça reste une œuvre assez universelle. On ne fait pas un film pour un petit village, on le fait pour le monde.

Justement, vous abordez le sujet de la censure. Comment avez-vous vécu en tant qu’artiste, la censure de votre film dans plusieurs festivals du monde arabe ?

C’est dur de voir son travail censuré. Je me suis dit que j’avais deux possibilités : soit je retire le film, au risque qu’il ne soit pas vu alors qu’il y avait des choses que j’avais envie de montrer ; soit je décide de le montrer censuré. Je me suis dit qu’il valait mieux qu’ils voient le film, même censuré, parce qu’après ils auront l’envie de chercher et d’aller voir la version non-censurée. Je pense qu’il y a beaucoup de jeunes qui ont vu le film censuré en Jordanie ou en Égypte, et qui attendent sa sortie sur Netflix pour le voir dans sa version intégrale. J’ai choisi les passages que j’acceptais de censurer, j’ai décidé de couper certaines choses estimées comme choquantes dans ces pays-là, tout en permettant de suggérer le discours qu’il y avait au départ. Par exemple je coupe certains passages montrant des actes homosexuels, tout en laissant entendre au spectateur que le personnage se prostitue. Et même lorsqu’il est censuré, le film continue de choquer et de provoquer le débat. Je trouve intéressant d’arriver à contourner la censure d’une certaine manière pour continuer à remuer des choses. C’est la méthode un peu « iranienne » si je puis dire, de vivre avec la censure et de jouer avec. Je pense que c’est plus intelligent.

Vous avez réalisé un documentaire dans le cadre de la Fabrique des Cinéma du Monde au Festival de Cannes et dans votre cinéma, vous traitez de la réalité sociale tunisienne. Est-ce que ces deux formats, fiction et documentaire, se nourrissent l’un l’autre dans vos projets ?

Oui certainement. Le documentaire que je suis en train de terminer se déroule dans une usine d’acier. C’est un monde d’hommes. On suit deux ouvriers bouleversés par la mort de leur camarade et ami, qui a littéralement fondu après l’explosion d’un four. J’y ai décelé tout de suite la métaphore concernant la révolution et son point de départ qui est l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi. C’est un film sur l’idée de sacrifice. Est-ce qu’on se sacrifie pour quelqu’un d’autre ? Pour son pays, pour un changement ? Si ça tourne mal est-ce qu’on regrette ce sacrifice ? J’ai vécu un peu dans le documentaire toute ma vie, à cause de la réalité sociale très dure que j’ai connue. J’avais besoin de me libérer de ça. En arrivant à Paris pour faire mes études, j’ai découvert un cinéma nouveau, très personnel avec des auteurs comme Philippe Garrel ou Maurice Pialat. J’avais besoin de raconter mon destin à moi et de m’éloigner peut-être de la réalité documentaire. Après il y a eu la révolution et tout a changé. Je me suis rendu compte que le réel est là, flagrant dans ta vie de tous les jours et il appelle la fiction. Entre ce bouleversement, l’explosion du four, qui rappelle aussi le Big Bang, la création, là je me suis dit qu’il y avait quelque chose à chercher sous la forme du documentaire. Néanmoins, dans Amel et les fauves, je continue de faire un cinéma très proche du réel, sur la vie, avec un aspect très documentaire. J’aime faire ce cinéma réaliste, parce que j’aime le cinéma de Cassavetes, Kechiche, Pialat, un cinéma très documentaire, mais il y a un moment donné où l’on pose sa caméra, et le réel devient un point de vue que tu portes sur le monde. Il y a une véritable création dans le documentaire et c’est ce que j’aime dans ce format. Des cinéastes comme Depardon ou Herzog maîtrisent la fiction, même lorsqu’ils réalisent des documentaires, parce que c’est aussi une fabrication, tout se fabrique.

Vous mentionnez vos inspirations en convoquant Pialat, Kechiche et Cassavetes, y a-t-il d’autres auteurs qui vous ont marqués ?

Des auteurs comme Truffaut et Godard et le cinéma de la Nouvelle Vague de manière générale, ils sont un peu mes pères spirituels français avec Pialat et Kechiche. Mon film a été monté par la monteuse de Kechiche d’ailleurs. J’ai beaucoup d’admiration pour son travail, même s’il est très dur dans la vie et dans le cinéma, mais je trouve qu’il fabrique des œuvres pures. J’ai découvert La Graine et le Mulet lors d’une projection alors que je venais d’arriver à Paris et j’ai été impressionné. Et puis il y a Cassavetes. Le titre international du film c’est Streams, en hommage à son film Love Streams. Lui c’est mon père américain. J’ai eu l’opportunité lors d’une résidence de faire un film sur le Los Angeles dans les films de Cassavetes. Je suis allé sur les lieux dans lesquels il avait tourné, je suis allé sur sa tombe, j’ai fait mon petit pèlerinage. Quand j’ai vu Opening Night la première fois, je me suis dit « on peut faire des films comme ça ». Il montre des mondes que l’on n’ose pas montrer, il met en avant la fragilité des acteurs. C’est un cinéaste qui m’obsède et auquel je pense tout le temps. Son travail me guide en quelque sorte. Quand je suis perdu je reviens vers lui et je trouve des réponses, il me rassure et m’apaise.

C’est bien la preuve que votre travail marqué par votre vécu en Tunisie reste aussi influencé par un cinéma international…

Oui, je pense que c’est pour ça que j’aime le cinéma, parce que c’est un art universel. Moi j’ai fabriqué un petit film dans mon quartier, à côté de mon bureau. C’est de l’artisanat et j’aime ça. J’ai une approche très personnelle, j’ai besoin de fabriquer parce qu’un film c’est un peu la chair de ma chair. Cassavetes a la même méthode, il travaille en famille, avec sa femme, ses amis, j’admire ça, j’aime ça et j’espère le garder. Le cinéma est un art qui demande beaucoup d’argent et l’argent rend fou, ça monte à la tête, comme le pouvoir. Le cinéma m’a appris à travailler avec beaucoup d’humilité. Quand je produis des jeunes cinéastes, je leur cite toujours la phrase de Truffaut : « Le cinéma c’est un art qui se fait avec beaucoup d’humilité. » Il faut rester sincère jusqu’au bout et ça finira par marcher. C’est l’émotion qu’on fabrique, et lorsqu’elle est pure et sincère, ça se ressent. L’émotion que j’ai essayée de fabriquer elle est pure, je n’ai pas triché.

Nous remercions chaleureusement Anne-Lise Kontz et son assistant d’avoir rendu cet entretien possible le 30 mars 2023, dans les bureaux de la société N66. Nous remercions également le réalisateur Mehdi Hmili d’avoir pris le temps de répondre à nos questions avec autant de sincérité.

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