Les Bouchers Verts (De grønne slagtere) : Un morceau bien tendre

Vingt-trois ans après Motel Hell de Kevin Connor et dix-huit ans avant Barbaque de Fabrice Eboué, le réalisateur danois Anders Thomas Jensen réalise Les Bouchers Verts (De grønne slagtere en version originale), un film marquant le passage du XXIe siècle pour les films de bouchers cannibales. Manger nos semblables est un thème récurrent dans le cinéma d’horreur, sous la forme du found footage (Cannibal Holocaust), du drame romantique (Bones and all) ou plus généralement de la comédie horrifique comme les cas cités précédemment. Jensen rappelle avec son film que les bouchers sont un peu les cannibales de luxe, qui prennent l’art de la viande très à cœur.

Svend (Mads Mikkelsen affublé d’une coupe de cheveux indescriptible) et son ami Bjarne (Nikolaj Lie Kaas) ont pour projet d’ouvrir leur propre boucherie pour en finir avec les humiliations répétées de leur patron tyrannique. Malheureusement pour eux, leur affaire fait un flop les premiers temps, jusqu’à ce qu’un concours de circonstances les pousse à vendre une nouvelle viande provenant ni plus ni moins d’un pauvre électricien décédé. C’est un succès immédiat et les deux bouchers vont se retrouver face à un dilemme : continuer à se réapprovisionner en humains ou arrêter cette folie avant qu’il ne soit trop tard. Nos deux compères vont devoir jongler entre leur boucherie pas très casher et leur vie sentimentale dans un cocktail subtil de tendresse et de mélancolie. Anders Thomas Jensen avait tout réuni pour concocter une comédie noire et grinçante qui nous aurait faire rire tout en nous mettant mal à l’aise. Et bien à notre grande surprise, il n’en est rien. Au contraire, il réalise un drame plein de douceur envers ses deux personnages principaux dont les failles nous intéressent bien davantage que le succès de leur boucherie.

Tout d’abord, l’élément qui retient vraiment l’attention du spectateur c’est le duo de compères. Jensen est un exemple d’écriture soignée et subtile en matière de personnages. Mads Mikkelsen y est présenté complètement à contre-pied, bien éloigné des rôles de durs à cuire ou de grands méchants qu’il a l’habitude d’incarner. Ici, il met en avant une grande fragilité, en incarnant Svend, que les gens surnomment cruellement Svend le Suant. Ce personnage vient nous toucher car il est l’archétype du loser maltraité par la vie qui finit par connaitre enfin le succès grâce à son travail acharné. De même pour Bjarne, dont le film nous présentera petit à petit le passé trouble et son histoire de famille, le spectateur sera surpris de voir un homme sensible et mélancolique aux hobbies certes un peu malsains mais néanmoins émouvant dans son évolution. Alors qu’il aurait pu nous proposer deux idiots rigolos, même bien faits, Anders Thomas Jensen décide de ne pas suivre la voie de la facilité en créant des personnages dont le ridicule n’est qu’une façade qui se craquèle bien vite pour révéler toute leur substance. Le traitement de ce duo nous rappelle certains personnages dans des films bien de chez nous, comme ceux qu’on trouve chez Gustave Kervern et Benoît Delépine pour ne citer qu’eux.

Après avoir concocté ce duo complexe comme deux paupiettes bien ficelées (champ lexical de la bidoche), le réalisateur danois sublime son récit de descente aux enfers avec une photographie léchée aux tons verdâtres (d’où le titre) qui cette fois-ci nous tire inévitablement vers un imaginaire issu d’un film de Jean-Pierre Jeunet. L’image fanée permet la traduction de cette tristesse sous-jacente des personnages, dont le passage au cannibalisme tient plus du prétexte que d’un véritable bouleversement. Pas de rythme effréné ici mais une linéarité lancinante qui se plante plus profondément à chaque séquence. Il serait même erroné de parler de comédie noire, terme très prisé pour qualifier ce genre de films loufoques, mais plutôt d’une sorte de drame social horrifique. On y parle d’entreprenariat, de couples, de soin psychiatriques et d’histoire de famille, mais à part la tronche de Mikkelsen (qui vaut son pesant d’or, vraiment), il n’est pas certain que le film ait été pensé réellement comme une comédie. Il tient plus de la nouvelle à chute, d’un fait divers que l’on lirait dans la colonne d’un journal, pour ceux qui lisent encore la presse papier, et qui nous ferait hausser un sourcil en se disant que le monde se barre vraiment en c*******.

Justement, est-ce que ça ne serait pas le tour de force de Jensen et de ses acteurs ? Ils ont réussi à faire d’une présupposée comédie noire un portrait presque émouvant de deux nases convertis malgré eux au cannibalisme. L’intelligence du propos tient dans le fait que le cannibalisme n’est pas si dérangeant pour le spectateur, et c’est précisément de là que le malaise naît. On en vient presque à les excuser de s’adonner à cette pratique horrible parce que l’on éprouve tellement d’empathie pour eux que l’on a envie que leur boucherie fonctionne, même si cela signifie que les boulettes de viandes soient en fait des… bref. Jensen nous rappelle que parfois les méchants naissent de mauvais choix et de circonstances catastrophiques, mais qu’à part ça ils peuvent être de chics types. Il met en avant la multiplicité d’un personnage, et la nécessité de changer de perspective pour mieux le cerner. Ces loustics ne sont ni sanguinaires, ni violents, ils ne portent pas de masque effrayant en cuir humain, n’ont pas de tronçonneuse fumante, seulement un beau tablier et l’amour du travail bien fait.  

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