Saules aveugles, femme endormie : Spectateurs en extase

Des personnages en quête de sens, des créatures venues d’un autre monde, des aventures inattendues à la portée mystique, c’est ce que nous propose l’envoutant film d’animation Saules aveugles, femme endormie de Pierre Foldes. Il sort aujourd’hui sur nos écrans.

Pierre Foldes est réalisateur, compositeur et peintre. Il a réalisé plusieurs courts-métrages plutôt expérimentaux et remarqués et a obtenu le Prix spécial 2021 de la Fondation Gan pour le cinéma.
La trame de son premier long, Saules aveugles, femme endormie, titre énigmatique évoquant le célèbre roman Les Belles endormies de Yasunari Kawabata (1961), est une adaptation de nouvelles d’un autre auteur japonais, Haruki Murakami. On ne présente plus celui-ci, toujours cité à l’approche du prix Nobel de littérature, dont les histoires originales et fascinantes ont su trouver des lectorats fidèles partout dans le monde, du fait de leur universel onirisme. Le choix de Pierre Foldes s’est porté sur six d’entre elles, issues de recueils différents. La gageure était donc de les relier harmonieusement, de préserver une cohérence thématique et esthétique, dans ce qui s’apparente au genre du film choral, illustré par certains chefs d’œuvre immortels, dont plusieurs films du maître Robert Altman (Nashville en 1975, The Player en 1990…).

Dans Saules aveugles, femme endormie, le nombre de personnages est restreint et ce qui semble les relier, au delà de leurs banales interactions matrimoniales et professionnelles, est ce que l’on nomme le « wake-up call », cet instant de bascule qui ne tient parfois pas à grand-chose (une rencontre, une séparation…) mais qui remet en perspective ce que vous étiez, les limites que vous avez assénées à vos aspirations sans même y songer et les opportunités qui s’offrent alors que vous aviez cédé sous le poids des frustrations et de la morne habitude résignée. Le récit est d’ailleurs émaillé de citations édifiantes telles que « la vraie peur est celle qu’éprouve l’homme face à son imagination » (Conrad) ou « la vraie valeur de nos expériences se détermine non pas par nos victoires mais par nos défaites » (Hemingway) qui animent le corps du récit de cette âme propre aux récits des fabulistes.

Ce qui « secoue » Kyoko, c’est le terrible tsunami de 2011. Mutique devant le poste de télévision cinq jours durant, elle quitte son mari désemparé et impuissant à communiquer avec elle. Comme si cette léthargie était une sorte de cocon, la chrysalide Kyoko réalise la vacuité de sa vie larvesque ainsi que sa capacité encore intacte à l’envol. Contaminé par cet élan, Komura, le mari, prend à son tour le large et passe du statut d’employé sans perspective à aventurier fougueux avec boîte énigmatique et jeunes femmes déjantées. Son collègue, le salaryman Katagiri, humilié, seul et sans espérance, comme on en voit tant dans les films japonais, voit son linéaire parcours bouleversé par la survenue d’une grenouille de deux mètres lui demandant de sauver Tokyo !


Le spectateur est donc confronté à un univers mêlant réalisme satirique et féerie onirique et, s’il l’accepte, va se retrouver à son tour embarqué pour son plus grand plaisir dans une histoire labyrinthique tout à la fois déroutante, exaltante et émouvante. Et même s’il ne comprend pas forcément tout ce qui se présente à lui, c’est une telle joie de se perdre lorsqu’il y a une telle qualité en ce qui concerne la direction artistique. Les teintes chromatiques sont très variées, en phase avec l’évolution des personnages, entre scènes solaires revigorantes et passages nocturnes à néons plus angoissants. Pierre Foldes a voulu une mise en scène plutôt sobre, avec une grande précision des cadres, souvent fixes. Il ne souhaite pas imposer un univers au spectateur, mais plutôt permettre à celui-ci de déployer son imaginaire. Ainsi, le monde environnant est-il peuplé de silhouettes, que l’on peut assimiler tout autant à l’indifférence, voire à l’hostilité d’une société pyramidale qu’à des présences fantomatiques, allégories des franchissements de frontières qui n’existaient de fait que dans les psychés saccagées de nos personnages. Celui de la grenouille est très réjouissant par son ambivalence entre des capacités mystérieuses aux ressorts éthiques incertains et une certaine jovialité qui peut nous le faire associer au Kermit du Muppet Show de Jim Henson, ou, pour les amateurs de bande dessinée, au chevaleresque Garulfo (Alain Ayroles et Bruno Maïorana).

On sera plus réservé sur l’acting, autant en ce qui concerne les voix des comédiens que le character design, notamment l’expression faciale. L’ensemble donne une impression de léthargie, qui, si elle peut être reliée à la progressive quête de paix intérieure, peut aussi s’avérer par trop redondante. En revanche, chapeau bas à la bande-son, composée par le réalisateur, associant musique orchestrale et éléments électro-acoustique. Elle est une composante essentielle de cet univers dans lequel les sens sont particulièrement sollicités et contribue pleinement aux variations d’atmosphères. On songe, en exemple canonique, aux scènes oniriques de Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008).

Nous vous recommandons d’aller voir les yeux fermés, mais grand ouverts, Saules aveugles, femme endormie. Ses ambiances variées, sa caractérisation subtile, son enchevêtrement virtuose des récits de Murakami, le tout servi par des choix artistiques pertinents, sont à la source d’une expérience assez unique et enthousiasmante.

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