L’Eden (La Jauría) : La loi des petits d’hommes

Il y a le monde des humains et il y a celui de la Jungle. Immense, redoutable, sauvage, elle abrite encore le mystère de nos origines. Elle nous précède et nous survivra. Cette Jungle tient lieu de décor au film de Andrés Ramírez Pulido L’Eden (La Jauría, son titre original), une fable carcérale d’un genre nouveau, à mi-chemin entre une nouvelle de science-fiction et une chronique sociale. Le film a reçu le Grand Prix de la 6e Semaine de la Critique à Cannes en 2022, preuve qu’il a plutôt attiré l’attention.

L’Eden raconte l’histoire de Eliú (Jhojan Estiven Jimenez), un délinquant juvénile colombien incarcéré pour meurtre dans une prison plutôt singulière. Lui et cinq autres jeunes détenus sont enfermés dans une sorte de ruine de villa en plein milieu de la jungle colombienne. Leurs journées sont rythmées par le travail de rénovation de la maison qui alterne avec les thérapies de groupes dirigées par Alvaro (Miguel Viera), un homme au passé trouble qui cherche la rédemption en essayant de remettre ces enfants sur le droit chemin. Un jour, un nouveau détenu est transféré dans la prison. Il s’agit d’El Mono (Maicol Andrés Jimenez), l’ancien ami d’Eliú et complice du meurtre qui lui vaut cet emprisonnement. Ces retrouvailles vont remuer le passé du jeune garçon qui n’aura de cesse de lutter contre le poids de la culpabilité. L’Eden a ceci d’original qu’il est extrêmement statique. Les plans sont fixes et longs, laissant les actions et les paroles prendre le temps de s’écouler au sein du cadre sans mouvements de caméra ni coupures au montage. L’aspect rigide du film traduit à la perfection la pesanteur humide de la jungle, l’atmosphère moite et étouffante qui harasse les garçons dans leurs tâches pénibles. Pas besoin de chaînes ni de barreaux, la jungle est la plus efficace des geôles, non pas pour les entraver mais bien pour les briser jusqu’au dernier.  

L’immobilité du cadre est également un moyen de stopper le passage du temps. Enfermés dans la jungle, ces personnages vivent des journées qui se ressemblent toutes. Il est impossible de trouver un repère temporel dans un endroit coupé de la civilisation, mais surtout, tous savent qu’il est inutile d’en chercher. La jungle les soumet à son implacable éternité, les renvoyant à leur propre finitude. Le réalisateur fait une habile citation filmique de Aguirre, la Colère de Dieu réalisé par Werner Herzog en 1972, lorsqu’il met en scène un procès organisé en pleine forêt tropicale. Eliú et El Mono sont conduits dans un lieu neutre près de l’endroit où ils ont caché le corps de leur victime. Un juge, leur avocat et la famille du disparu sont réunis dans une sorte de pastiche de procès à la manière du sacrement organisé par le personnage d’Aguirre en pleine jungle dans le film de Herzog. La convocation de cette référence est plus qu’appropriée pour rappeler que les règles des humains deviennent complètement insignifiantes dans la forêt.

Les garçons, le personnage d’Eliú, d’El Mono et des quatre autres, sont tous formidablement interprétés. La misère sociale se lit sur leur corps et leur visage, mis à mal par le travail éreintant et tués à petit feu par la jungle. Les dialogues sont rares et les silences éloquents, les yeux d’Eliú remplis d’une profonde noirceur nous font frémir. Le décor de la villa en ruine, au style gréco-romain et envahi de végétation, confère au tout une dimension absolue qui renvoie au titre français. L’Eden est le premier jardin, le premier lieu habité de la Création, le premier foyer des humains. Plantée au milieu de la forêt vierge, cette ruine habitée par des enfants, redevient ce jardin originel. Néanmoins, l’Eden est surtout le lieu de la chute des humains, le lieu d’où nous avons été chassés parce que nous étions trop faillibles pour y rester. Le réalisateur synthétise toute cette symbolique en une seule idée : l’Eden est une prison déguisée en jardin.

Cette fable commence par nous intriguer, puis très vite cette curiosité se transforme en un véritable engagement dans le film. Il témoigne d’une très grande maîtrise de mise en scène, de direction d’acteurs et de narration pour ne jamais déraper vers l’excès et tomber dans le piège de la simple curiosité esthétique. Tous les aspects du récit transpirent le mysticisme réfléchi et dosé pour se transcender et s’approcher intelligemment de la forme du conte ou du mythe. L’Eden est un film qui aurait pu être peint sur les murs d’une caverne, chanté par un barde, ou joué à l’opéra. C’est un retour aux sources autant qu’une réflexion sur l’avenir, l’ultime transe hallucinée d’un chaman.

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