L’échiquier du vent : Jeu de massacre aux allures de songe

Une fois n’est pas coutume, Carlotta, en plus d’éditer certains titres de patrimoine très attendus des cinéphiles, nous déniche régulièrement des pépites méconnues voire oubliées, la preuve que la cinéphilie est un voyage sans fin fait d’une multitude de réjouissantes découvertes au fil du chemin. Ici, après l’avoir sorti en salles durant l’été 2021, Carlotta a sorti en vidéo L’échiquier du vent depuis le 17 mai dernier, soit un film iranien inédit datant de 1976. Et l’on peut dire que l’on a une sacrée chance que d’être en mesure de découvrir le film puisqu’on l’a longtemps cru perdu à jamais.

En effet, rares sont les films iraniens antérieurs à la révolution islamique de 1979 à pouvoir être vus, la révolution ayant entraîné une vague de censure, les œuvres jugées dérangeantes et en désaccord avec le pouvoir en place étant tout simplement interdites. L’échiquier du vent, projeté au festival de Téhéran à sa sortie avait déjà connu des conditions de projection houleuses (inversion des bobines, mauvais réglages du projecteur) et a évidemment fait partie (il suffit de voir le film pour comprendre pourquoi) de ces œuvres interdites. Pendant des années, les négatifs ont été considérés comme perdus avant que le fils du réalisateur ne mette miraculeusement la main dessus en 2015 dans une brocante ! Mohammad Reza Aslani, le réalisateur, a donc pu travailler sur la restauration de son film, aidé par The Film Foundation. Un parcours chaotique et sinueux qui nous permet aujourd’hui de découvrir le film dans les meilleures conditions possibles, et quel film !

L’échiquier du vent se déroule au sein d’une grande maison luxueuse. Haji Amou, commerçant traditionnaliste et corrompu récemment devenu veuf projette de se débarrasser de sa belle-fille afin d’hériter de la maison et de la fortune familiale. Cette femme, bien que paralysée et ne pouvant se déplacer qu’en fauteuil roulant, ne compte pas se laisser faire et entend garder son héritage. Elle se fait donc aider par sa servante, ignorant que celle-ci joue sur les deux tableaux. S’ensuit alors 1h40 de lutte de pouvoir et de machination qui vire au jeu de massacre…

On comprend donc aisément pourquoi le film fut interdit puisqu’il ne fait que dépeindre la nature humaine sous un jour peu reluisant. Cloîtrés au sein de cette demeure qu’ils convoitent, les personnages sont tous corrompus, motivés par l’appât du gain et l’espérance d’une vie meilleure. Mais c’est une vie impossible puisque cette même vénalité qui les pousse au crime étouffe la moindre possibilité de construire une relation de confiance, la trahison étant quasiment épidémique. Pour bien appuyer son propos, Mohammad Reza Aslani ne fait jamais quitter sa caméra de la maison. Il ne s’autorise qu’un seul décor à l’extérieur de celle-ci, toujours en plan fixe où l’on retrouve au fil du récit les servantes de la demeure en train de faire le ménage, discutant entre elles et commentant l’action à la manière d’un chœur antique.

Le reste du film est totalement enfermé dans la maison avec les personnages. Une maison filmée avec toujours un sentiment d’inquiétante étrangeté qui se diffuse puisqu’en dehors de l’escalier principal concentrant le cœur des luttes entre les personnages, on ne se repère jamais dans cet espace clos, le cinéaste refusant systématiquement de nous faire une topographie des lieux, chaque pièce semblant ainsi apparaître au fil du récit sans que l’on soit capable de la relier à une autre. On se retrouve donc en permanence confus, coincés avec les personnages dans cette lutte de pouvoir malsaine et étouffante, comme aspirés par la maison dont le pouvoir d’attraction est particulièrement vénéneux. Difficile de ne pas penser au cinéma de Bunuel pour justement cette étrangeté qui se dégage (on songe beaucoup à L’ange exterminateur notamment) ou encore au cinéma de Visconti pour le sens du détail dont fait preuve Mohammad Reza Aslani.

Si l’histoire est finalement assez classique jusque dans ses rebondissements tordus (même si audacieux pour le cinéma iranien de l’époque), c’est bien tout le travail de mise en scène du cinéaste qui rend L’échiquier du vent si fabuleux. Le film est une merveille visuelle, plongé dans une lumière joliment travaillée (certains plans ont l’air de tableaux, le cinéaste revendiquant l’influence de Johannes Vermeer et de Georges de La Tour) accentuant la nature presque surnaturelle de la maison servant de décor (et quasiment de personnage) principal. On évolue très rapidement dans le récit comme dans un songe ou un conte cruel, happés par la puissance formelle du réalisateur venant donner au moindre geste, au moindre détail une ampleur inédite. De fait, alors que les éditeurs ont rapidement tendance à clamer qu’ils ont déniché un chef-d’œuvre oublié à chaque fois qu’ils sortent un film méconnu, il faut ici donner raison à Carlotta : L’échiquier du vent est bel et bien le chef-d’œuvre annoncé dont les images spectrales nous hantent bien longtemps après le visionnage…

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