Contes et silhouettes : Quand noir et blanc suscitent l’enchantement

Lotte Reiniger est née à Berlin en 1899 et morte le 19 juin 1981 à Dettenhausen. Pionnière en ce qui concerne les effets d’optique et les silhouettes découpées, elle réalise en 1926 Les Aventures du Prince Ahmed, son seul long métrage, et l’un des premiers longs métrages d’animation de l’histoire du cinéma, immense succès en salles. De nombreux courts métrages seront filmés durant plusieurs décennies (elle remplacera la silhouette noire par des matériaux colorés en fin de carrière).

En 2007, Les Aventures du prince Ahmed restauré ressort sur les écrans et est commercialisé en DVD en 2008 par les éditions Carlotta, permettant à Lotte Reiniger d’être connue et appréciée d’un large public. Carlotta décide donc de prolonger cette heureuse expérience et nous propose Contes et silhouettes, une sélection de 4 courts-métrages d’animation réalisés entre 1954 et 1956. Les 4 contes européens mettent en avant le courage et l’intelligence de jeunes héroïnes confrontées aux dangers polymorphes du monde environnant, avec en version française une narration et une musique originales de Laurent Marode et Isabelle Seleskovitch (c’est celle que nous avons visionnée). L’ensemble de 43 minutes sort au cinéma le 11 octobre 2023.

La restauration avait pour défi de redonner vie à un univers sans couleur et le pari est réussi (comme pour Princes et princesses de Michel Ocelot en 2000). Le charme visuel et sonore de ces courts est indéniable. Les protagonistes sont incarnés et virevoltants, le décor en arrière-plan est ciselé, le bestiaire est multiple et réjouissant…Le temps qui passe, associé aux étapes d’une vie en éclosion, est exprimé avec virtuosité par la mise en scène, tout comme les différentes ambiances (joie de l’aventure, désespoir face à l’adversité…). La version française a bénéficié d’un grand soin, que l’on devine issu d’un réel attrait pour l’esthétique de Lotte Reiniger. Revenons sur les histoires narrées.

Hansel et Gretel (1956), d’après un conte des frères Grimm, nous présente Gretel et son frère Hansel, séduits par une maison en pain d’épice et pâte d’amande dont la tenancière est particulière. Les pérégrinations de la fratrie sont montrées en travelling horizontal devant les ombres de la forêt : on songe aux passages de jeux vidéos, en particulier le génial Limbo. Cet espace est toujours synonyme de dangerosité ténébreuse (cf Blanche-neige et les sept nains en 1937), de zone frontière avant la maturité conférée par les épreuves. Sur le plan visuel, les silhouettes plus sombres sont au premier plan, alors que la maison de la sorcière détonne par sa blancheur. Sur le plan sonore, la voix off dialogue avec le spectateur, expliquant à l’imparfait sa technique, la voix amusante de la sorcière chantante prenant le relais, tandis qu’à une musique guillerette succèdent une plus inquiétante puis une plus dynamique, le tout créant une atmosphère enthousiasmante. La lutte pour s’emparer de la canne avec les adjuvants animaux (écureuil, oie, petit faon) est fort bien rythmée. Les parents sont en marge, attendant que leurs enfants, par leur ingéniosité, leur reviennent grandis.

La Belle au bois dormant (1956), d’après un conte de Charles Perrault, est une histoire connue de tous. C’est un conte plus statique au niveau narratif et, de ce fait, la voix off est très présente. Le visuel est différent, ce qui permet d’apprécier la variété des décors: la noblesse et ses serviteurs s’animent au beau milieu du château et de ses espaces. Pour les familiers de Disney que nous sommes, le personnage de Maléfique (dans le film de 1959) est iconique et on sera forcément un peu déçu par le simple nez crochu de la 13e Fée évincée car il manque une assiette. Le motif de la mort par quenouille à 16 ans, symbole de la fin de l’enfance, est présent et les Fées classiques s’expriment en vers pour conjurer le sort. Les 100 ans de sommeil font songer aux 100 années nous séparant des premiers métrages de Lotte Reiniger (« réveillés » par Carlotta). La scène terrible du drame est bien rendue par l’ambiance musicale, ainsi que la formation de la forêt de ronces et d’épines au niveau visuel. La princesse passive s’éveille au cours d’un traveling horizontal vers la gauche restaurant l’ordre cosmique perturbé par la malédiction. En revanche, pas de combat final mettant en valeur le prince ! On nous informe que les silhouettes sont susceptibles d’être réutilisées comme les assiettes auraient pu être recyclées.

Blanche-neige et Rose-rouge (1954), d’après un conte des frères Grimm, nous montre les personnages éponymes à la rescousse d’un prince. C’est une variante de l’histoire de Blanche-Neige qui est cette fois-ci accompagnée de sa sœur autrement colorée. Néanmoins, aucune querelle, ni aucune véritable distinction de caractérisation ne vient apporter une plus-value au conte originel. Les sœurs se distinguent par leur couleur de cheveux (l’une blonde, l’autre brune) et c’est à peu près tout. Sorties de leur chalet (et non plus de leur château), elles se promènent elles aussi dans la forêt, où là encore la nature est pourvoyeuse de joies et de jeux : lapin et faon (recyclés ?) leur font fête. L’événement perturbateur est judicieusement mis en évidence par le son d’un cor de chasse rompant l’harmonie sylvestre. Le cycle des saisons est évoqué avec une maestria visuelle: le vent d’automne par l’horizontal et le rude hiver par le vertical. Un ours « bien léché » (ni Bête, ni crapaud, plutôt précurseur du Baloo du Livre de la jungle de 1967) et un nain malveillant (apparence disgracieuse étroitement reliée à une carence éthique) complètent le casting. Cette fois, le pouvoir est associé à la barbe (« Du côté de la barbe est la toute-puissance » clamait Arnolphe dans L’École des femmes de Molière, et comment ne pas songer au terrifiant Barbe-bleue ?). La morale finale associe intelligemment la nécessité du soutien des adjuvants et le travail de l’équipe technique si souvent maintenue dans l’anonymat et pourtant toujours prête à donner un coup de pouce, ce qui nous amène à…

Poucette (1955), d’après un conte de Hans Christian Andersen, narre l’odyssée d’une petite fille née d’une fleur. Les antagonistes seront cette fois de potentiels époux peu soucieux, dans la grande tradition moliéresque des barons, du consentement de leur future. Le premier est maître Crapaud à la voix de baryton tendance Raymond Barre, en antithèse symphonique avec l’harmonieux chant choral des poissons des étangs, illustrant la nécessité d’un collectif d’entraide face à l’oppresseur patriarcal. Là encore, la présence de jeux et de chants avec les animaux apparaît comme une oasis permettant un répit au cœur du domaine asphyxiant des adultes. L’hiver et le froid sont à nouveau des périodes éprouvantes de l’apprentissage pour une Poucette sous la menace de l’enfermement par la Taupe, riche mari, seigneur de l’obscur, dont la déclaration d’amour est: « dis au revoir aux étoiles et aux fleurs ». La libération est associée à l’hirondelle, lors d’un joli envol musical vers des contrées où Poucette n’aura plus jamais froid.

Nous recommandons donc sans réserve cette échappée belle qui, loin de vous endormir, émerveillera vos sens. Une nouvelle illustration, si besoin était, de l’intemporalité de contes qui ont trouvé un écrin à leur mesure, de la main de Lotte Reiniger et de son équipe, puis une seconde vie grâce aux passionnés de Carlotta.

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