L’impasse : The World is Theirs

Carlito Brigante ou ce qu’il adviendra de Tony Montana… Dix ans après le cultissime (et à moitié réussi) Scarface, Brian De Palma retrouve Al Pacino pour un nouveau film qui s’annoncera comme l’un des sommets majeurs de sa fructueuse carrière. Souvent cité parmi les meilleurs films de gangsters de l’Histoire du Septième Art, allant même jusqu’à se placer en tête du top 10 des plus grands films des années 1990 de la revue des Cahiers du Cinéma, L’impasse constitue sans conteste un authentique chef-d’œuvre cinématographique aux dehors étonnamment assagis, loin des outrances visuelles et des relectures conceptuelles de sa période hitchcockienne, période faste allant du tétanisant Sœurs de Sang (1973) au parodique Body Double (1984). Alors en pleine crise de la cinquantaine Brian De Palma tourne donc Carlito’s Way au cœur de l’année 1993, offrant à Pacino un rôle parfaitement antithétique en comparaison de celui qu’il incarnait en la personnalité du vulgaire, ambitieux et explosif Tony Montana dans le Scarface de 1983.

Fraîchement disponible dans une nouvelle édition limitée 4K Ultra HD et Blu-ray depuis le 27 octobre 2021, L’impasse est – de la même façon que Scarface et que bon nombre de films de son auteur-réalisateur – un film propice aux relectures et aux multiples re-visionnages culturels. Récit d’une tragédie teintée d’ironie et de cruauté celui de Carlito Brigante commence là où il se terminera : sur le quai d’une gare sur lequel gît notre personnage-titre, essuyant péniblement l’impact mortel d’une balle surgie subrepticement d’un silencieux au détour d’un plan inaugural shooté en close-up au départ du métrage. Sur son brancard de fortune, entouré d’ambulanciers et de sa compagne littéralement désemparée, Carlito, oeil rond et bouche fermée, nous conte alors l’histoire de ses derniers jours au gré d’une voix off envoûtante, fatiguée, comme à bout de course… Le film de Brian De Palma – construit comme un long flash-back prenant le point de vue du personnage interprété par Al Pacino – joue aussi bien avec les codes du film noir qu’avec ceux du mélodrame, faisant de Carlito Brigante une figure de loser charismatique confinant au sublime, ancien caïd respecté par le milieu du crime organisé tentant vainement de rentrer dans les ordres sociétaux en tournant le dos à un passé que l’on devine peu glorieux…

Inévitablement l’opposition avec le protagoniste de Scarface s’impose : si Tony Montana arborait sa cicatrice, ses chemises rutilantes et sa mitraillette comme autant d’éventuels trophées despotiques, jurait à renfort de fuck toutes les trente secondes et s’inventait une toute-puissance extravertie entre deux lignes de coke, Carlito Brigante porte quant à lui barbe noire taillée manière sobre et blouson noir de rigueur, braque son revolver à défaut de s’en servir à dessein et s’en tient à une consommation d’alcool des plus modérées. Là où Tony Montana jouait les têtes brûlées pour avoir l’ascendant social ultime, Carlito fait d’un projet de location de voitures son petit rêve américain, prêt à tout pour se laisser une deuxième chance, une deuxième vie après cinq années d’incarcération… À ses côtés l’avocat Dave Kleinfeld (remarquablement composé par le caméléon Sean Penn, que Brian De Palma retrouve quatre ans après le génial Outrages) incarne un dignitaire s’étant formidablement encanaillé au fil du temps : responsable de la libération de Brigante ledit Kleinfeld semble bien avoir franchi le point de non-retour, œil vitreux et narines gonflées à bloc à force de cocaïne et d’argent facile (et sale). Alors que l’ancien gangster cherche tant bien que mal à se libérer du poids de ses erreurs passées son acolyte l’amènera fatalement à s’y replonger, en la forme d’un petit service que Brigante envisage comme une dette à payer à l’encontre de son ami et prétendu protecteur…

Nous nous en tiendrons là en ce qui concerne les enjeux palpitants et passionnants du récit, préférant vanter les nombreuses qualités formelles et thématiques intrinsèques audit métrage : pertinence absolu du casting (Al Pacino et Sean Penn forcément, mais également la gracieuse Penelope Ann Miller que nous retrouvons après le bouleversant L’Éveil de Penny Marshall ainsi que plusieurs seconds couteaux ad hoc tels que Luis Guzman, John Leguizamo ou encore James Rebhorn…), morceaux de bravoure et de virtuosité stylistique tels qu’un dernier quart d’heure en forme de suspense trépidant, envolée lyrique au détour d’une séquence au coeur de laquelle Al Pacino épie sa dulcinée sous la pluie battante sévissant par-delà les toits de New-York, pathétiquement protégé par le couvercle d’une poubelle et faisant l’effet d’un nouveau Chaplin… Du genre du mélodrame, Brian De Palma reprend la romance, le sentimentalisme et la mélancolie, accordant une importance allant crescendo au personnage de Gail incarnée par Penelope Ann Miller à mesure que les scènes se succèdent… Il emprunte évidemment au film noir la figure du loser, en en faisant paradoxalement un personnage magnifique car moralement impeccable. Condition physique hors-paire, allure avantageuse, code d’honneur et loyauté à toute épreuve : Carlito Brigante est tout autant l’antithèse de son prédécesseur Tony Montana que celle de son ami David Kleinfeld, ce dernier préférant se donner une contenance plutôt que d’en imposer véritablement. Comme en retrait des évènements qu’il vit et/ou subit Carlito est le spectateur d’un monde qui ne lui appartient plus, conscient des dangers pesant au-dessus de son chef, mais fantasmant sur cette inaccessible Paradise Island résonnant comme une image d’Épinal lui promettant l’évasion, à défaut du salut…

Chef d’oeuvre incontestable, film de la maturité pour son réalisateur, L’impasse dépeint le monde tel qu’il devrait l’être : peuplé de personnages corruptibles et sans parole, de petits commerces relationnels à double tranchant et d’actes irréversibles amenant inexorablement à une fin tragique, l’univers de Carlito’s Way montre avec lucidité un Homme à sa juste hauteur, nuançant brillamment son propos en apposant une élégante tendresse mélodramatique à cette fresque filmique au coeur de laquelle le crime organisé n’est finalement qu’un prétexte à développer une galerie de personnages en tout point passionnants. À voir et à revoir L’impasse demeure l’une des plus belles réussites du cinéma de Brian De Palma.

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