L’Héritière : La cruauté sous le vernis social

Si le cinéma de William Wyler n’est pas celui dont nous sommes le plus proche, force est de reconnaître que le cinéaste fait partie de ces valeurs sûres de l’âge d’or d’Hollywood dont la présence derrière la caméra est gage de qualité. A l’aise aussi bien dans les intérieurs que dans les grands espaces (d’ailleurs le titre d’un de ses films réalisé en 1958), fin directeur d’acteurs, Wyler a une carrière complexe à appréhender quand on veut la mettre sous le prisme de la politique des auteurs mais elle n’en demeure pas moins complète et fascinante et de fait, on est rarement déçus quand Wyler est au générique d’un film. C’est donc avec beaucoup de plaisir que nous nous sommes jetés sur L’Héritière, édité par Elephant Films depuis le 18 mai dernier en combo blu-ray + DVD. L’occasion de redécouvrir le film dans un très beau master et d’apprécier toute sa subtilité, drame étonnant dont la cruauté étonne encore aujourd’hui.

Nous sommes à New York au XIXème siècle. Catherine Sloper vit avec son père, médecin réputé et fortuné. Celui-ci est veuf et regarde sa fille d’un œil critique, la comparant sans cesse à sa mère, la trouvant médiocre, ne lui témoignant aucune tendresse. Catherine, jeune femme timide et peu assurée vit cette routine sans réaliser sa cruauté. Consciente que sa timidité et que son manque de grâce ne jouent pas en sa faveur pour trouver un mari dans cette société guindée, elle est absolument bouleversée lorsqu’elle fait la rencontre de Morris Townsend lors d’un bal. Il est beau, il est cultivé, élégant, raffiné et surtout il apparaît totalement sous le charme de Catherine, la couvrant d’attentions et songeant au mariage. Mais le docteur Sloper, incapable de voir la moindre qualité chez sa fille, soupçonne Townsend de n’en vouloir qu’à son héritage. Catherine touche en effet chaque année une jolie somme depuis la mort de sa mère et cette somme sera considérablement augmentée à la mort de son père…

Adapté d’une pièce de théâtre elle-même adaptée d’un roman de Henry James, L’Héritière, par bien des aspects nous fait penser au Temps de l’innocence dans sa façon de décortiquer les mœurs de la bourgeoisie américaine de cette époque où l’on ne dit jamais ce que l’on pense et où chaque parole doit être mesurée tant elle sera décortiquée dans la société. C’est un monde cruel, ‘’bien plus cruel et bien plus violent que celui de la Mafia’’ comme le disait Martin Scorsese. Avec ses dialogues subtilement écrits, parfois carrément acérés, sonnant comme des claques au visage derrière ses mots élégants et son ton sarcastique, L’Héritière dévoile effectivement, dans des décors d’intérieurs bourgeois que le film ne quittera quasiment jamais, une cruauté étonnante pour un film de 1949 et surtout un monde recroquevillé sur lui-même où tout n’est qu’apparence. Le docteur Sloper n’aime pas sa fille parce qu’elle n’a aucune grâce et ne présente pas bien en société, on ne saura jamais vraiment si l’attirance de Townsend pour Catherine est liée à autre chose que son argent (en ne filmant quasiment jamais Townsend en dehors de ses scènes avec Catherine, Wyler laisse le flou sur ses intentions) et l’amertume d’un père se transmet à sa fille lors d’une scène de confrontation à la violence verbale harassante.

Tout ce petit monde entourant Catherine, en dehors de la tante Lavinia (irrésistible Miriam Hopkins, découverte chez Lubitsch) et de sa passion pour le romanesque ne semble qu’animé par des intentions mercantiles et profondément inhumaines, simplement au nom de la bienséance. En refusant à sa fille un mariage, même intéressé, le docteur Sloper lui refuse la possibilité d’être enfin aimée par quelqu’un et cette cruauté retentira jusque sur le dénouement du film. Drame étonnant, très ancré dans son contexte historique et pourtant très actuel sur les sentiments qu’il met en exergue, le film est porté par la prestation de Olivia de Havilland qui remporta son deuxième Oscar pour son rôle. Il faut dire qu’elle a un rôle ingrat, écrasée entre deux monstres de cinéma. D’un côté Ralph Richardson, acteur expérimenté qui avait joué le rôle du père au théâtre et qui se comportait sur le plateau comme son personnage ; de l’autre Montgomery Clift, tout juste révélé par La rivière rouge et dont la méthode de travail était différente. S’isolant sur le plateau, peu à l’aise au début dans le rôle, Clift dut être pris en main par Wyler pour que sa prestation colle au personnage et que son énergie de jeu soit canalisée. Ces deux partenaires masculins imposants, ne donnant que très peu à Havilland sur le plateau nourrit formidablement l’interprétation de cette dernière (elle sera la première à l’avouer) et lui permet de composer un personnage mal assuré, découvrant la passion amoureuse avec tant de ferveur qu’elle nous bouleverse.

Habitué des films se déroulant en intérieur (Histoire de détective, La maison des otages), William Wyler tire le meilleur de ses décors, choisissant avec minutie ses cadres pour y enfermer Catherine, y dévoiler des visages ou au contraire les dissimuler. Tout ce petit monde semble comme paralysé dans cette maison huppée où Wyler travaille habilement chaque présence jusque dans les costumes de ses personnages et où une porte close peut s’avérer profondément déchirante. C’est donc un drame puissant que L’Héritière, tragique portrait de femme et critique acerbe d’un monde où les sentiments sont étouffés sous les conventions sociales, tous les ingrédients d’un grand film sur lequel on vous conseille de vous jeter sans tarder.

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