La Terre des Hommes : Rencontre avec le réalisateur Naël Marandin.

À l’occasion de l’imminente sortie de La terre des hommes (son deuxième long métrage qui sera visible à partir de ce mercredi 25 août, ndlr), nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir avec le jeune réalisateur Naël Marandin, cinéaste mettant un point d’honneur à dépeindre des personnages avec force et nuances mêlées, toujours dans l’espoir de nourrir des fictions révélatrices de notre époque. Rencontre.

Bonjour Naël, ton film devait initialement s’intituler Les dévorants, titre pour le moins évocateur. Le choix du titre La terre des hommes est-il volontaire de ta part ou s’agit-il d’un choix marketing imputable à la production ?

Tu extrapoles légèrement… Le film devait s’appeler Les dévorants car, durant la phase de travail préliminaire à l’écriture et les recherches menées dans la région concernée (la région Bourgogne-Franche-Comté, ndlr) l’expression « les dévorants » revenait régulièrement lorsqu’il s’agissait de nommer les éleveurs propriétaires des grandes exploitations rachetant les petits éleveurs environnants alors en faillite ; il s’agit d’une expression plutôt péjorative utilisée pour qualifier les gros, les puissants par ceux qui l’étaient moins. J’aimais ce titre dans ce qu’il avait d’évocateur, et dans sa résonance avec le sujet du film… Il demeurait néanmoins peu compréhensible pour les non-initiés, d’autant plus que je n’expliquais pas sa signification au cœur du métrage, l’expression demeurant en outre très locale et pas entièrement usitée par l’ensemble du milieu. Non généralisée et finalement assez cryptique pour les spectateurs découvrant le film l’expression « les dévorants » était presque uniquement comprise dans sa dimension la plus primaire et la plus littérale : l’action de dévorer. Le titre étant pour le public la toute première rencontre avec un film celui-ci avait quelque chose d’assez trompeur, presque proche du cinéma d’horreur… Ainsi ce titre de travail qui m’habitait depuis la genèse du film jusqu’à mon propre fantasme de cinéma en passant par ma collaboration avec mes deux co-scénaristes m’est apparu comme devant être changé. J’ai donc pensé à La terre des hommes qui s’est rapidement imposé comme le titre définitif, certes de manière assez provocatrice (l’affiche présente la comédienne Diane Rouxel entourée de bêtes et sans présence masculine) mais tellement évocateur de par son caractère polysémique qu’il s’avérait porteur d’histoires. On ne m’a donc rien imposé, et je suis d’ailleurs ravi d’avoir conservé ce deuxième choix avec lequel je me trouve totalement en accord en définitive.

Comment as-tu organisé le casting du film, et quels ont été tes critères de sélection ? En effet si Diane Rouxel et Finnegan Oldfield sont de jeunes comédiens encore un peu en devenir Jalil Lespert et Olivier Gourmet sont déjà résolument implantés dans la profession. Souhaitais-tu d’emblée cette mixité pour un film reposant autant sur ses personnages ?

De la même façon que celle du titre, la question du casting s’est posée moins cyniquement : il fallait dans un premier temps que je trouve mon héroïne, avant de me pencher sur les comédiens qui allaient jouer son père, son amoureux, etc… Je devais donc trouver ma Constance (personnage interprété par Diane Rouxel, ndlr). Pendant l’écriture j’ai vu un documentaire sur une jeune agricultrice toute frêle, toute « grignette » (expression désignant une femme maigre et chétive, ndlr) mais pleine de vitalité et de ressources qui se battait contre les institutions, contre sa banque, dans l’espoir d’obtenir des prêts. Cette vision d’une petite femme à priori fragile, capable de soulever des montagnes m’a beaucoup marqué et inspiré, puis finalement s’est apposée à mon regard, notamment pour l’image de mon héroïne entourée d’hommes dans l’exiguïté du marché, mais également pour le face à face avec les bêtes (je pense par exemple à la scène du taureau). J’aimais l’idée d’un personnage apparemment vulnérable couvant en réalité une étonnante détermination, une force indéniable. Lors de ma rencontre avec Diane, son corps et sa puissance ajoutés à une véritable envie d’en découdre m’ont très rapidement séduit : non familière du milieu agricole, elle devait se préparer en amont, se coltiner les bêtes, entrer dans les enclos, se confronter à la scène de l’arène et du taureau… J’ai eu le sentiment de pouvoir m’appuyer sur la volonté de Diane. Par ailleurs, Constance s’agit d’un personnage assez taiseux, verbalisant rarement, n’exprimant jamais ce qu’elle ressent, et Diane s’est avérée totalement capable d’emplir, d’habiter ce silence et de nous donner à vivre ce qu’elle traverse. À partir du moment où Diane correspondait parfaitement à ce que je recherchais pour Constance, je devais m’occuper des comédiens jouant les gens lui faisant face.

J’ai ensuite recherché Sylvain qui représentait son principal antagoniste, et j’ai donc rencontré Jalil qui est un acteur formidable et qui implique un certain sens de l’esthétisme : à la fois très physique, capable de travailler le corps, mais dégageant une extrême sympathie dans le même temps. Au moment où j’étais en train de réfléchir au personnage de Sylvain je voyais une certaine quantité de films tels que le Orpheline de Arnaud des Pallières, et dès lors je trouvais que Jalil y inspirait la sympathie, la séduction, une sorte d’envie d’emmener les gens avec lui… Il a du reste tout de suite eu une compréhension très juste des enjeux du film, et a su cerner la dimension très complexe, paradoxalement très humaine du personnage de Sylvain, et ce malgré ce qu’il fait subir à celui de Constance. En effet Sylvain est politiquement du « bon côté de la barrière », son aveuglement m’intéressait plus que son côté monstrueux, démonstrativement condamnable. Et puis Finnegan (acteur jouant le rôle de Bruno, amoureux de Constance, ndlr) est arrivé beaucoup plus tard, correspondait sans doute un peu moins à ce que je recherchais pour son personnage. Je connaissais bien sur son travail mais ne me suis pas réellement précipité pour le rencontrer… À mesure que je piétinais quant à la figure de Bruno, j’ai fini par le joindre, dans la mesure où il faisait partie intégrante de la génération concernant son rôle. Nous avons parlé du film, du personnage, et Finnegan a tout de suite compris où je voulais l’emmener. Finalement je n’ai pas tant pensé en termes de notoriété ou de carrière pour choisir mes comédiens, mais davantage en termes de parcours et de formation. Ils avaient tous des manières de travailler relativement différentes, et cela m’intéressait. Par exemple, Olivier Gourmet à une formation très technique, très théâtrale, sans jugement critique de ma part, loin de là. Jalil, Diane et Finnegan travaillent quant à eux d’une toute autre manière, et j’y ai vu là une chance d’accorder différentes visions du jeu afin que tout le monde puisse jouer ensemble, dans une cohésion conséquente.

Le film commence de manière très concrète par l’activité professionnelle de Constance dans les fermes d’élevages, juste avant la vente aux enchères. Cela fait penser aux premières secondes de votre premier film La marcheuse, qui présentait déjà son héroïne dans le feu de l’action. Ce regard prosaïque est-il une manière pour vous de rendre compte de tout l’environnement social du film, une manière pragmatique d’amorcer le récit ?

Il y a bien sûr bon nombre de différences entre mes deux longs métrages, aussi bien au niveau du milieu dépeint, de l’histoire, mais également sur celui des partis-pris formels et esthétiques, mais effectivement plusieurs points communs dans l’esprit. J’ai le sentiment d’avoir – sans mauvais jeu de mots concernant mon dernier film – un petit côté bœuf de trait (rires), un véritable désir de creuser mon sillon… Ces amorces sont une manière de dire au spectateur « voilà où ça se passe », car je me refuse à raconter des histoires « hors-sol ». Je réalise des fictions et n’ai aucun doutes là-dessus, toutefois je veux raconter des fables qui donnent du sens au monde, qui organisent le monde, quelque chose dans cet ordre là. Des films qui rendent visibles des choses qui ne le sont pas forcément de prime abord… À l’instar de La marcheuse, j’ai voulu inscrire La terre des hommes dans une certaine forme de réalité, sans visée documentaire, mais néanmoins documentée : commencer par le milieu, par le métier, par le travail pour finalement accrocher la caméra au plus près du personnage de Constance afin que le spectateur la suive. Ensuite la musique se fait entendre et annonce la fiction, suggérant que l’on va d’un bout à l’autre suivre cette jeune femme depuis ces longs labyrinthes semés d’enclos jusqu’à la fin du film. C’est en quelque sorte le contrat que je passe avec le spectateur.

J’aimerais revenir sur le montage, notamment sur certaines coupes et/ou ellipses finement étudiées. Par exemple, tu parviens à faire exister les personnages par leur absence, notamment celui de Bruno après la séquence centrale du mariage… Peux-tu nous en dire plus sur ta manière de travailler ?

La terre des hommes n’est pas un film à thèse, un film-exposé, ni un film sur l’agriculture, ou l’emprise, ou le consentement… Le choix était de faire un film, en quelque sorte, dit « de sensations » : suivre Constance, l’accompagner et vivre ce qu’elle va vivre, et subir. Pour ce faire tous les moyens techniques et artistiques du cinéma sont nécessaires : les comédiens, la mise en scène, la musique, les sons… D’une certaine manière le rapport à l’absence dont tu parles au sujet de Bruno est forcément lié au fait que l’on se concentre sur Constance. Cette absence participe au projet d’accompagner notre héroïne…

Pour conclure aurais-tu une autre idée de long métrage en cours après avoir retracé le parcours de deux femmes-courage avec La marcheuse et La terre des hommes ?

J’ai un troisième film qui rentre actuellement en financement : il s’agit… Surprise ! Encore une fois du parcours d’une héroïne (rires) qui tiendra lieu dans un environnement très différent, à savoir le milieu montagnard. Ce sera un film sur le vertige, dans tous les sens du terme : de ce que l’on ignore totalement des gens ; cela viendra s’incarner au plus près du précipices, des gouffres de la région des Alpes… Comme dans mes quatre précédents films – mes deux courts et mes deux longs – je retracerai encore une fois le chemin d’une héroïne. C’est certainement inconscient de ma part… Mais je me rends bien compte que ce sont les histoires qui s’accrochent à moi, et non l’inverse. J’ai régulièrement une certaine quantité d’idées de film qui me viennent à l’esprit, mais ne prends jamais la décision d’arrêter d’y penser. Simplement certaines idées s’accrochent sans que je puisse en avoir l’explication.

Propos recueillis par Thomas Chalamel le 20 août 2021. Un grand merci à Naël Marandin et Calypso Le Guen.

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