Marché de brutes : La poisse aux trousses

Toujours éclectique dans les choix de films parsemant son catalogue, Rimini Editions a édité depuis le 15 juin dernier en combo Blu-ray + DVD le film noir Marché de brutes réalisé en 1948 par Anthony Mann. Mann, cinéaste dont la carrière est tout à fait passionnante, émaillée de véritables bijoux du film noir ou du western, reste encore largement sous-estimé par une bonne partie du public alors que sa contribution dans ces deux genres est assez conséquente. On ne peut donc que saluer le travail de Rimini et espérer que son catalogue puisse prochainement se garnir avec d’autres films du cinéaste, ce serait un véritable régal.

En attendant, penchons-nous donc sur Marché de brutes. En prison, Joe Sullivan ronge son frein et n’aspire qu’à sortir. Il est le seul à s’être fait prendre à la suite de son crime et a toujours couvert Rick Coyle, son partenaire. Entendant dire que Joe rêve de liberté, Rick organise son évasion avec Pat, éperdument amoureuse de Joe. Celle-ci ne se doute cependant pas que Rick ne fait pas ça par charité : pour éviter que Joe ne le dénonce et pour ne pas lui donner sa part du butin, Rick espère bien que l’évasion tournera au drame et que les policiers lui épargneront la tâche ingrate de tuer son ancien partenaire. Mais Joe, aidé par Pat et par Ann Martin, une assistante sociale juridique qui tentait de le faire libérer de manière légale, va aller bien plus loin que Rick ne le pensait…

Pas de doute, nous sommes dès le début plongés dans l’atmosphère poisseuse d’un film noir : voix-off ponctuant le récit, fatalité collant aux basques de Joe qui ne peut rien faire d’autre que de rentrer en résistance avec les difficultés que le destin lui réserve, oscillation perpétuelle du héros entre l’ombre et la lumière, mise en scène d’une obscurité fascinante avec un choix toujours rigoureux sur les éclairages et sur les détails et violence à l’écran (Rick Coyle, incarné par l’imposant Raymond Burr, n’hésite pas à jeter un plat flambé au visage de sa compagne qui vient de lui renverser un verre sur l’épaule), tout y est.

Tout y est et pourtant de nombreux éléments vont venir transcender les archétypes du genre pour emmener Marché de brutes vers une autre dimension. En premier lieu, la voix-off ouvrant et accompagnant le récit n’est pas celle de Joe mais celle de Pat, une voix féminine. Celle-ci a toutes les caractéristiques d’une femme fatale mais ses sentiments envers Joe sont purs, elle l’aime sincèrement. D’où le fait qu’elle voit d’un mauvais œil la présence de la douce Ann dans leur plan d’évasion. Ann, figure de la belle jeune femme innocente, plaît évidemment à Joe qui ne fait que courir après un semblant de rédemption durant tout le film. Ann représente la lumière, Pat l’ombre et Mann, aidé par la photographie incroyable de John Alton illustre bien cette problématique, soulignée par une mise en scène aux plans judicieusement pensés. Le cinéaste n’hésite pas à travailler ses plans de façon à mettre en avant certains détails, ne recule pas devant une caméra très proche de ses acteurs dans les scènes de violence et n’a aucun mal à confronter son héros à des décors l’écrasant, qu’ils soient urbains ou naturels.

Toute la science de la réalisation d’Anthony Mann est là : alors que le récit multiplie les rebondissements et ose nous faire espérer une fin heureuse, la mise en scène ne fait qu’annoncer la tragédie à venir à grand renfort de détails que les personnages ignorent mais que le spectateur, surtout habitué du genre, ne peut laisser de côté. Joe a beau espérer une vie meilleure, la noirceur du monde le rattrape et il apprend la dure leçon : sans tragédie, il ne peut y avoir de rédemption. Son destin est comme écrit d’avance dans la noirceur de la ville et dans l’immensité des grands espaces dans lesquels il veut se cacher. Triangle amoureux et tragédie humaine, voilà ce que Marché de brutes (Raw Deal en version originale soit une mauvaise affaire, celle de l’existence) nous propose, transcendant ses simples archétypes du film noir pour en faire une œuvre encore plus sombre et encore plus désespérée, autrement dit un indispensable du genre sur lequel il est bon de se (re)pencher.

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