The Whale : 120 minutes pour vivre

« Été 2003 au Beverly Hills Hotel. Il passe sa main gauche autour de moi, m’attrape la fesse et un de ses doigts me touche au niveau du périnée. Il commence à le bouger. Je me suis senti mal. Je me sentais comme un petit enfant. J’avais comme une boule dans la gorge. J’avais l’impression que j’allais pleurer. Par la suite, je me suis précipité chez moi afin de tout confier à ma femme. J’ai décidé de taire mon calvaire, craignant de nuire à ma carrière. » C’est avec ces mots décrivant une situation crue et insoutenable que l’acteur Brendan Fraser est sorti du silence lors de l’éclatement de l’affaire Weinstein. Il accuse l’ancien président de l’Association Hollywoodienne de la Presse Étrangère (qui est en charge d’organiser la cérémonie des Golden Globes), Philip Berk, de ce comportement inapproprié et permet au monde entier de mettre une raison sur l’absence des écrans de l’ex-vedette des films La Momie. Rajoutons également à ces accusations les douleurs handicapantes dont souffre l’acteur liées à la violence des cascades qu’il a effectuées lors des tournages des films susmentionnés, Brendan Fraser s’est tu pendant bien trop longtemps. En début d’année 2021, la société A24 rachète les droits internationaux de la pièce de théâtre de Samuel D. Hunter, The Whale, et confie le projet d’adaptation au réalisateur Darren Aronofsky. Il est rapidement décidé d’offrir le rôle-titre à Brendan Fraser. The Whale participera en Sélection Officielle à la Mostra de Venise en 2022. Le film enchante les spectateurs et une immense standing ovation est décernée à Brendan Fraser à la fin de la projection. Le phœnix renaît de ses cendres sous les larmes bienveillantes d’un acteur humble qui ne réalise pas l’amour que le public lui porte (l’une des plus belles images de cérémonie que nous ayons vu depuis longtemps).

Charlie, homme d’âge mûr pesant 272 kilos, essaie de renouer avec sa fille de 17 ans. Ils se sont séparés depuis que le père a abandonné sa famille pour son amant. Depuis la mort de ce dernier, Charlie souffre du syndrome d’hyperphagie incontrôlée dû à son état dépressif. Professeur d’anglais reclus chez lui, il tente de s’offrir une ultime chance de rédemption.

On ne va pas passer par quatre chemins. The Whale est un crève-cœur bouleversant. Un film qui remue les tripes et qui doit absolument tout à l’incarnation habitée de son acteur principal. Nous n’avons jamais voué une passion pour le cinéma de Darren Aronofsky. A bien y regarder, exception faite de The Wrestler, nous n’aimons aucun des films de sa filmographie que nous jugeons un brin prétentieuse et sur-stylistique dans sa mise en scène afin de noyer le fait qu’il n’a jamais grand-chose à raconter. Son obsession pour la religion et notamment tout ce qui touche à la notion de rédemption nourrissent inlassablement ses projets, mais il ne sait jamais trop quoi en faire. Il possède autant d’admirateurs que de détracteurs, ouvre et alimente les débats les plus enflammés. A chaque nouveau film nous tentons de percer le mystère Aronofsky, et nous en sortons systématiquement déçus. Grand bien nous en a fait d’avoir voulu continuer à y croire puisque The Whale se place, d’ores et déjà, comme notre premier coup de cœur de l’année et risque fort d’occuper un belle place dans notre top de fin d’année. Pourquoi ?

Avant de revenir sur l’interprétation de Fraser, il faut d’abord parler de la mise en scène du film. Aronosfky, comme en témoigne The Wrestler, n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il minimise ses effets au profit d’un acteur qui laisse entrevoir ses fêlures. Il a cette capacité à savoir poser un cocon, mettre son acteur en confiance et sait parfaitement quand s’effacer lorsque ce dernier invite ses démons à la catharsis. Mickey Rourke s’est offert l’un de ses plus beaux rôles dans The Wrestler, film dans lequel il dresse un miroir troublant entre son personnage alcoolique et la personne qu’il a été dans la vie. Vrai chant du cygne pour lui, le film lui a permis de faire table rase d’un passé tumultueux et de nous rappeler qu’il a été, l’espace de quelques années, un acteur talentueux. Pour The Whale, Aronosfky opère au même procédé, mais en réduisant encore plus drastiquement sa demande. Il ressert le cadre en 1.33 (4/3), fait de son film un huis-clos et filme (le plus souvent) son acteur en gros plan. Il n’y a aucun échappatoire, The Whale suinte la douleur, la désolation et la souffrance de tous ses pores… et pourtant, le film nourrit en permanence une notion d’espoir, une folle envie de vivre une dernière fois avant de quitter ce monde. The Whale n’est donc pas vraiment le film de son réalisateur. Il faut plutôt voir Aronofsky comme un chef d’orchestre. Il est là pour s’assurer que le message soit bien entendu. Mais la vraie force du film, par delà sa brillante écriture, repose entièrement sur Brendan Fraser.

Il ne s’agit pas uniquement d’être grimé dans la peau d’un homme en situation d’obésité morbide pour rendre la performance authentique. Fraser transcende l’idée de performance. Il nous fait vite oublier l’aspect physique de son personnage afin de nous plonger dans les tréfonds de son âme. The Whale décortique les remords de son héros grâce à une finesse d’écriture bluffante. Il n’y a jamais de fioritures, jamais de dialogues superflus. Tout est d’une limpidité déconcertante. Nous partageons le quotidien de cet homme pendant 2 heures et jamais il ne nous demandera de le prendre en pitié ni en sympathie. Il nous demande juste d’écouter son histoire. De ses mots les plus crus, son incapacité à se mouvoir sans lâcher un râle de douleur jusqu’à sa respiration rocailleuse où chaque souffle peut être le dernier, Brendan Fraser (l’homme) entre en perpétuelle confrontation avec Charlie. L’acteur fait table rase de ses années de silence et se sert de son personnage pour crier et évacuer sa douleur une ultime fois. N’ayons pas peur des mots : Brendan Fraser s’offre le rôle de sa vie. Avoir l’occasion de briller aussi fort arrive rarement deux fois dans une carrière de comédien. Si The Whale se vit comme le come-back réussi (et nécessaire) d’un acteur à qui les enfants des années 90 doivent beaucoup (George de la Jungle et La Momie ont largement contribué à nous faire rêver plus que de raison quand nous étions mômes), nous ne serions pas triste pour autant que le film ne lui ouvre pas d’autres portes par la suite tant Fraser peut s’en aller la tête haute avec la satisfaction d’avoir évacué tout ce qu’il gardait enfoui jusqu’alors. Lorsque survient le générique de fin, juste après un épilogue titanesque qui transparaît comme un ultime souffle de vie, nous nous retrouvons baignés dans une lumière blanche quasiment christique. Après avoir suffoqué et pleuré plus que de raison, The Whale nous laisse sur une envie de vivre dévorante et c’est bien là le message qu’il faut retenir du film et de son acteur. Brendan Fraser témoigne d’une soif de vie incommensurable. Le colosse se redresse fièrement après avoir bravé de multiples tempêtes et ose crier à la face du monde qu’il est toujours en vie, que rien n’est jamais perdu et que le temps du pardon a sonné. Quelle performance ! Quelle prouesse ! Quel film !

Darren Aronofsky n’est jamais aussi doué que lorsqu’il doit plonger dans la psyché d’acteurs qui ont été brisés par la vie. Brendan Fraser émeut aux larmes. A l’instar des acteurs doudous nous ayant quitté comme pouvaient être les Robin Williams, Fraser nous fait réaliser combien il nous avait cruellement manqué. La standing ovation qu’il a reçu à la Mostra de Venise n’est pas simplement due à son incroyable performance, mais bel et bien au fait qu’il est de ces hommes humbles et de ces âmes pures qui rendent le cinéma si beau. En choisissant de nous livrer ses douleurs cachées à travers le personnage de Charlie, Brendan Fraser se paie la plus belle des thérapies et nous laisse avec un film à son image : sobre (comme la mise en scène), intelligent (comme les dialogues) et charismatique (comme les comédiens). The Whale est autant un crève-cœur qu’un coup de cœur à ne louper sous aucun prétexte.

1 Commentaire

  1. L’affaire Weinstein et son enquête sont fascinantes à suivre, je trouve. Il y a là une véritable masterclass (sans qu’on veuille en apprendre, entendons-nous !) de manipulation, d’abus de pouvoir, de frivolité et de mégalomanie. Très heureuse que The Whale ne passe pas inaperçu, et que j’aie encore le temps d’aller le voir.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*