Rien à Foutre : La tête dans les nuages

Voilà un premier long métrage éminemment sympathique et attachant, qui de prime abord ne paye pas de mine et semble surgir de nulle part… Réalisé par Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, Rien à Foutre représente l’une des très belles surprises de la Semaine de la Critique du 74ème Festival de Cannes, constituant avec le superbe Un Monde de Laura Wandel (qui de son côté fut présenté dans la catégorie Un Certain Regard le 8 juillet dernier) l’un des prétendants favoris à la Caméra d’Or de cette année : libre, doué d’un bel effort d’écriture tout en tirant le meilleur parti de la modestie de son budget, ce film-portrait suit à la trace la figure de Cassandre Wessels, jeune hôtesse de l’air dans une compagnie low cost rêvant de faste, de bling-bling et d’évasions par-delà les Émirats, mais visiblement peu sûre de ses capacités à rejoindre la crème des élues, autrement dit le rang privilégié des cheffes de cabine qui lui permettrait d’accéder au train de vie sus-cité. Hélas Cassandre n’a pour elle qu’un père moyennement admiratif de son statut d’employée servile, le deuil récent d’une mère dont on apprend dès le premier quart d’heure la mort accidentelle, une succession de soirées dansantes et bien arrosées scandant la monotonie de ses (longues) journées de labeur et surtout son irrésistible minois de femme-enfant, fragile et spontané ici procuré par la désormais sublime et incontournable Adèle Exarchopoulos.

D’un bout à l’autre, en un mot comme en cent, Rien à Foutre se savoure énormément par la présence de la jeune comédienne : de pratiquement toutes les scènes, Adèle Exarchopoulos insuffle à ce premier film sa personnalité hors-paire déjà fortement prégnante dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche (film pour lequel elle avait été récompensée de la Palme d’Or au Festival de Cannes de 2013, ndlr). Secrète, lunaire, sauvage et vulnérable, l’actrice semble une nouvelle fois indissociable du personnage qu’elle incarne, témoignant d’un naturel et d’un charme proprement communicatif et délectable à regarder… une certaine idée de la cinégénie en somme, entièrement assimilée par le binôme de réalisateurs qui fonde sa mise en scène sur le principe souvent éculé du vérisme, ici toutefois pertinemment digéré et appliqué. D’une simplicité salutaire, Adèle fait corps avec le caractère mal taillé (mais superbe en paradoxe) d’un film qui semble ne jamais se fixer, perdu entre des vues aériennes captées au travers d’un hublot, des sessions de gestes pratiques quotidiennement exécutés ou encore des boîtes de nuit aux vibrations saturées mêlées de flashes fluorescents. Entre l’austérité d’un système pressurisant ses employées et allant jusqu’à les monter les unes contre les autres et la fièvre des soirées alcoolisées au sortir desquelles Adèle-Cassandre surgit hagarde, hébétée presque, Rien à Foutre oscille (in)variablement entre oppression et désinvolture, marché de l’emploi et festivité, sévérité et insouciance. C’est le portrait d’un petit bout de vie qui nous est humblement proposé par Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, dépeignant une jeune femme meurtrie et consciente de ses limites (de ce point de vue la séquence où Cassandre interagit avec l’une de ses collègues de la compagnie Wing quant à ses ambitions irréalisables en dit long sur le personnage…) mais aussi pleine de ressources et de combativité insoupçonnées.

Pleinement efficace dans la conduction de son récit (les réalisateurs parviennent à ne jamais trop démontrer ou trop surligner la genèse des personnages et des situations, préférant parier sur l’attention et l’intelligence du spectateur) Rien à Foutre fait donc preuve d’une belle générosité de cinéma, drame intimiste mâtiné de social pour le moins réussi et prenant du début à la fin. Il est certain que Julie Lecoustre et Emmanuel Marre seront un couple artistique à suivre de près, tant ce premier essai témoigne déjà d’une belle grammaire et d’un style à la fois étrange et fauché, aux confins du fantastique (on pense notamment aux visions surnaturelles du cinéma de Virgil Vernier, Mercuriales en tête). Un bon et beau premier long métrage.

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