Amanda : Et la vie continue…

Sur le papier, le troisième long-métrage de Mikhaël Hers, après « Memory Lane » et le très beau « Ce sentiment de l’été », a tout de ces projets impossibles, aux écueils que bon nombre de cinéastes ne parviendraient pas à éviter. Risque de sensationnalisme chic, de mélo tire larmes bon marché, de raccourcis fâcheux, de discours assénés avec la grâce d’un éléphant dans un magasin de porcelaine… En effet, quoi de plus casse-gueule, à priori, qu’une fiction dramatique prenant comme toile de fond un Paris meurtri par un attentat et se focalisant sur un jeune adulte de 24 ans, jusque là insouciant, devenant responsable du jour au lendemain de sa très jeune nièce de 7 ans, Amanda, suite au décès de sa sœur dans cet attentat ? S’il ne s’agissait de ce cinéaste en particulier, dont on connaissait déjà les aptitudes à traiter des sujets assez tristes sur le papier, avec un style solaire et une grande douceur, on aurait tendance à fuir le plus loin possible, de peur de subir un énième téléfilm déguisé en film de cinéma, et conçu uniquement pour faire pleurer dans les chaumières. Vous l’aurez compris, ces écueils faisant de l’œil au cinéaste seront ici esquivés avec une grâce qui nous touchera en plein cœur, de façon même décuplée, de par ce style pouvant paraître si simple de prime abord, et pourtant d’une évidence telle qu’elle annihile très rapidement tout  système de défense chez un spectateur vivant les évènements comme s’il s’agissait de quelque chose de personnel.

Tout commence donc dans cette ambiance solaire si chère au cinéaste, accentuée par cette chaleur de la photographie induite par le tournage en 16 mm, donnant donc une patine un peu hors du temps qui sied à merveille au style éthéré et sensoriel qui était déjà à l’œuvre sur ses films précédents. Le calme qui règne ici n’est que passager, on le sait, et pourtant, on se laisse bercer par cette ambiance et on savoure chaque instant en ayant déjà une petite boule à l’estomac, par crainte de ce que l’on sait inéluctable, de par le sujet du film. Lorsque la tragédie frappe, elle n’en a pas moins un effet particulièrement violent sur le spectateur, qui subit l’onde de choc en restant constamment du côté du personnage principal, assistant de son vélo à une scène de chaos faisant tristement écho aux évènements ayant frappé la capitale en novembre 2015, même si le film est totalement fictionnel et ne cherche aucunement à s’approprier le réel à des fins romanesques. Néanmoins, impossible de ne pas se retrouver à nouveau propulsé trois ans en arrière, comme si c’était hier, et c’est là que l’intelligence du traitement pour lequel le cinéaste a opté résonne avec le plus de puissance, dans cette incroyable justesse avec laquelle il capte la gueule de bois frappant les gens suite à un drame aussi incompréhensible, incrédules face à un acte que rien ne peut justifier, et dont on est pourtant obligé de vivre avec les répercussions irréversibles, parce que la vie continue malgré tout. Passé l’état de choc immédiat, et la ville désertée de ses habitants, aux rues vides, hormis des militaires armés à chaque coin de rue, la vie reprend doucement, même si l’on sent que rien ne sera plus réellement pareil. La pesanteur ambiante et l’envie de continuer comme avant malgré tout, tout cela est rendu de manière hyper-réaliste par la caméra délicate, à tel point que l’on se pose réellement la question sur comment cet équilibre a pu être atteint, entre l’élaboration de la structure scénaristique, de la mise en scène et de la direction d’acteurs, d’une précision qui a de quoi provoquer l’admiration.

Lorsque l’on dit que le cinéaste parvient à éviter tous les écueils, cela ne veut pas dire qu’il esquive lâchement l’aspect dramatique de son film, qui fait office de sève pour l’ensemble. Les moments douloureux sont bien présents, notamment dans la première partie, comme on pouvait s’en douter, et si l’usage intelligent de l’ellipse aux moments les plus insupportables (l’attentat en lui-même, dont on ne voit que l’atroce résultat, mais également l’enterrement, évoqué par Vincent Lacoste au détour d’un dialogue …) permet de ne pas ressortir de la projection totalement dévasté, l’effet des moments dramatiques, durant lesquels la juste distance est toujours trouvée, n’en est que plus bouleversant. C’est là que le regard si juste et pudique du cinéaste éclate avec le plus de grâce, lorsqu’il réussit, au détour d’un dialogue ou d’une situation ultra délicate, à provoquer une émotion digne, jamais appuyée, naissant naturellement de ce que le film raconte et évoque de plus éprouvant, en faisant confiance à ses comédiens et au spectateur, conscient qu’il n’y a pas besoin d’en rajouter dans les effets superflus pour émouvoir. À ce titre, difficile de ne pas s’étendre en louanges infinies sur chaque acteur, du plus central au plus secondaire, tant l’attention qui leur est portée, et la profonde intelligence de leur jeu, nous offrent des moments parmi les plus beaux que l’on ait pu voir sur un écran de cinéma cette année. Pour ceux qui n’étaient toujours pas convaincus de la légitimité de Vincent Lacoste à assumer des rôles dramatiques, on peut affirmer ici, sans trop de craintes de se tromper, qu’il s’agit du rôle de la maturité pour ce grand dadais nonchalant qui nous avait tant fait rire dans « Les beaux gosses », sans que l’on puisse se douter qu’il arriverait à nous tirer des larmes presque dix ans plus tard. Son jeu hyper nuancé, balançant sans cesse entre la gaucherie attachante, des préoccupations bien de son âge quand il tombe amoureux d’une voisine (Stacy Martin, superbe également dans un rôle secondaire mais très important, même lorsqu’elle n’apparaît pas à l’écran), et la gravité, sans que l’une ou l’autre des émotions ne paraisse forcée. Ses face à face avec la jeune Isaure Multrier constituent quant à eux le cœur émotionnel du film, et là encore, la facilité avec laquelle sont évités les pièges de ce type de situations, laisse pantois. Disons-le tout net, qu’il s’agisse d’un rôle unique ou du début d’une belle et longue carrière, la maturité dont cette dernière fait preuve pour sa première apparition au cinéma est tout bonnement ahurissante. Elle parvient à faire passer un nombre incroyable d’émotions, des plus adultes, à celles nous rappelant, au cas où on l’aurait oublié, qu’il s’agit avant tout d’une enfant, déchirée par la perte brutale de sa maman, et que rien ne pourra jamais totalement soigner cette souffrance de l’absence de l’être le plus important pour la construction d’un enfant. Néanmoins, si l’on considère que le rôle de tout adulte, quel que soit son lien avec l’enfant, est de faire office de présence protectrice envers ce dernier jusqu’à l’âge de la majorité au minimum, alors la relation qui s’établit entre elle et son oncle propulsé violemment dans l’âge adulte n’en est que plus touchante, de par son évidence éloignée là encore de toute facilité dramaturgique. En effet, les situations de crise sont induites par le contexte et la souffrance subie d’un côté comme de l’autre, et non pas par des différences de mode de vie insurmontables. Dès le début du film, les deux étaient déjà proches, l’oncle allant chercher la fillette à l’école lorsque la mère de cette dernière ne pouvait être présente. Même si les interrogations légitimes du jeune tuteur sont clairement montrées, on ne doute pas un seul instant de sa capacité à assumer ce rôle si compliqué, tant il fait face aux situations de détresse de la petite fille de façon intuitive et bouleversante d’humanité.

Soyez-en sûrs, les larmes vont couler, mais cette sensation de se sentir réellement concerné et touché par le destin de personnages fictifs est si devenue si rare, que ces dernières sont finalement cathartiques, car cela fait du bien de laisser s’exprimer ses émotions les plus enfouies, parfois. Il est difficile d’expliquer en quelques lignes tout ce que le film peut évoquer, que l’on ait été touché ou non par un deuil aussi violent, tant les sensations qu’il fait naître sont de l’ordre du ressenti purement personnel, qu’aucun spectateur ne vivra exactement de la même manière. Une chose est certaine, la pureté des intentions du cinéaste, débarrassées de la plaie de tant de films français d’auteur, à savoir un propos politique imposé sans possibilité de dialogue, touche en plein cœur. Il n’y a qu’à voir cette scène durant laquelle, lorsque la petite fille et son oncle se promènent dans un parc, bien après l’attentat, une femme vêtue d’un voile se fait apostropher avec virulence par une mère avec son enfant. Amanda demande ce qu’il se passe, et son oncle répond rapidement sans intervenir dans le conflit. Pas de place ici pour un quelconque discours sur un sujet bien trop complexe pour être abordé aussi rapidement, chacun croyant avoir sa réponse sur la question, le sens de la nuance étant difficile à atteindre en pareille situation. Tout le film est à l’image de cet instant, digne, pudique et jamais racoleur, toujours au cœur de l’humain et de la façon dont il peut réagir à des situations intolérables auxquelles on souhaite ne jamais être confronté.

Malgré le chaos, malgré les larmes et la souffrance, des victimes directes ou de l’entourage, rien ne pourra jamais empêcher les gens de continuer à vivre, envers et contre tout. Rien ne sera plus jamais comme avant dans ce cas précis, de nombreux moments de turbulences devront être traversés, mais au final, seule restera l’envie de vivre chaque instant à fond (comme l’évoque si bien le dernier dialogue entre Vincent Lacoste et Stacy Martin, d’une folle mélancolie), avec l’espoir en ligne de mire. La terrassante scène finale ne dit rien d’autre, et ce avec une telle grâce (décidément, elle est partout) qu’il n’y a plus qu’à verser d’ultimes larmes, mais de bonheur cette fois, et laisser le film couler en nous, pour ne plus jamais nous quitter. Et saluer définitivement le talent fou de cette si jeune comédienne (répétons son nom, ISAURE MULTRIER, pour les étourdis), à l’incroyable sens de la nuance.

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