Vive l’amour : Le cimetière des solitudes.

Deux ans après un somptueux Les Rebelles du Dieu Néon, l’enfant terrible du cinéma taïwanais nous revient pour un second long métrage perdant en chatoiements plastiques ce qu’il gagne en radicalité formelle et conceptuelle. En cette année 1994, Tsai Ming-Liang accouche donc de Vive l’amour, étrange et singulière peinture urbaine de Taipei et de ses inframondes disponible en DVD depuis le 12 janvier 2021 aux éditions Survivance. Mettant un point d’honneur à suivre à la trace trois personnages a priori sans liens de parenté directs ou même simplement symboliques, Tsai Ming-Liang livre avec Vive l’amour une oeuvre pleinement haptique, tour à tour moite, texturée, habitée par le silence de ses figures et de ses corps tout en étant paradoxalement incarnée voire affectée. En bel héritier de la Nouvelle Vague Française, le réalisateur asiatique en reprend l’aventure riveraine (il y perpétue l’art de littéralement descendre la caméra dans les rues animées de vicissitudes en tout genre…) tout en explorant des intérieurs principalement hantés par le trio de personnages sus-cités.

Trois personnages donc, rien de moins que deux hommes et une femme respectivement représentés par Hsiao-Kang (modeste entrepreneur de pompes funèbres), Ah Jung (simple marchand ambulant vestimentaire) et Melle Lin (jeune et fringante commerciale dans l’immobilier). De ses trois piliers physiques et narratifs Tsai Ming-Liang tire un film sur la solitude d’une éloquence peu commune, au canevas scénaristique délibérément réduit à peau de chagrin, privilégiant les situations aux évènements ; à l’instar de son contemporain européen Bela Tarr, Tsai Ming-Liang étire ses espaces-temps et ses plans-séquences pour mieux montrer la fragilité du réel, réel au coeur duquel rien ne se passe véritablement. Sur près de deux heures de métrage, les trois figures de Vive l’amour déambulent, paressent, vivent à la petite semaine et se croisent sans forcément se rencontrer… Et si Ah Jung et Melle Lin semblent, le temps de quelque étreinte charnelle, rapprocher leur individualité respective, le jeune Hsiao-Kang (joué une fois encore par Lee Kang-Sheng, éternel acteur-fétiche du cinéaste) semble résolument livré au manque et au désir des ébats concrets et/ou fantasmés par les deux autres figures. C’est en tout point limpide et implacable.

On pense évidemment aux bagatelles érotiques et anonymes d’un film comme Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci au regard des séquences réunissant Ah Jung et Lin, servies par l’attentisme et les frustrations de Hsiao-Kang ici condamné à sa condition de voyeur vierge et taciturne. Entièrement régie par la structure de ses cadrages ( fixité quasiment permanente de la caméra, angles mettant en valeur les décors intérieurs et extérieurs, science aiguisée de la profondeur de champ ou encore des lignes de force ) la mise en scène Tsai Ming-Liang va le plus souvent à l’essentiel, opérant pragmatiquement sur ses sujets… Tantôt comme à-côté de ses protagonistes (les cadrages coupent et découpent les corps et les visages à leur guise), tantôt pleinement solidaire de leurs errances (le plan-séquence tourné en long travelling latéral dans lequel on accompagne Melle Lin dans les chantiers suburbains au crépuscule du métrage en est un bel exemple…) la caméra agit sur le spectateur comme un média quasi mystique, jouant sur la matière même des images savamment composées par Tsai Ming-Liang.

Vive l’amour arbore donc de prime abord l’abstraction de son concept ( trois personnages isolés dans une poignée de situations interchangeables, verbe peu présent, cadrages au cordeau…) pour mieux par la suite acclimater son audience au travers des nuées à la fois morbides et excitantes de ses projections érotiques. Quelque chose qui tient du geste délicat d’une plaie pansée par le voile scopique de son auteur, une sexualité faussement froide et réellement réconfortante. Un superbe film, ni plus ni moins.

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