Les Rebelles du Dieu Néon : Les arcades du désir

Depuis le 12 janvier 2021 sont disponibles en DVD aux éditions Survivance les trois premiers longs métrages de Tsai Ming-Liang, oeuvres de jeunesse pour le moins personnelles et hypnotiques allant des Rebelles du Dieu Néon à Vive L’amour en passant par La Rivière. Contenant également un livret de 34 pages abordant thématiquement les trois films du réalisateur taïwanais ainsi qu’un documentaire revenant sur le caractère à la fois très autobiographique, topographique et méditatif de son cinéma (le très beau et bon Past, Present de Saw Tiong Guan), ce prestigieux coffret constitue une remarquable entrée en matière pour qui ignorerait encore les splendeurs et les richesses de l’univers de l’auteur de Goodbye, Dragon Inn et de La Saveur de la Pastèque, univers aux impressions ultra-sensitives et aux motifs récurrents. Retour sur le premier long métrage du programme réalisé au début des années 90 au coeur des quartiers déliquescents de Taipei, ville muse du réalisateur : Les Rebelles du Dieu Néon.

D’emblée l’image saisit par son sens du cadre, sa densité plastique et sa maturation temporelle : au coeur d’une nuit urbaine, deux larrons subtilisent la caisse gorgée de pièces de monnaie d’une cabine téléphonique, sans piper mot et précisant leur moindre geste ; au dehors la pluie lave régulièrement la surface de l’édifice, laissant entrevoir les lumières rougeoyantes du quartier de Ximending. Cadre fixe, chatoiements visuels, personnages taiseux perdus dans une étrange torpeur animée… Ainsi commence l’Oeuvre contemplative et obsessionnelle de Tsai Ming-Liang : par le vol délicat des deux compères aux mystérieux agissements, errance nocturne rapidement mise en parallèle avec celle du personnage Hsiao-Kang, jeune homme sensuel étudiant de son état et potentielle figure divine du métrage, adolescent rechignant à s’inscrire aux grandes écoles tant convoitées par ses parents. On découvre, dès les premières minutes du film, celui qui sera l’acteur-fétiche et la principale source inspiratrice du cinéaste au travers de toute sa filmographie : Lee Kang-Sheng, comédien non-professionnel mais bénéficiant pourtant d’une cinégénie foudroyante, mêlée de pudeur et d’indécence, au corps et au visage constamment sublimé par Tsai Ming-Liang…

Deux intrigues donc, tenant lieu dans les bas-fonds de Taipei et suivant respectivement nos deux voleurs inauguraux rapidement rejoints par une jeune et belle femme travaillant dans une patinoire et le jeune Hsiao-Kang pris entre ses deux géniteurs, les sermons de son paternel et les attentions confondantes de sa mère. Hormis ces deux lignes directrices présentées sous la forme d’une succession de situations visuellement fascinantes, Les Rebelles du Dieu Néon ne raconte rien, préférant ausculter ses figures, ses intérieurs tantôt inondés, tantôt voilés puis ses extérieurs peuplés de voitures, d’arcades ludiques et de mobylettes… Se dégage du premier film un désir invisible mais néanmoins tangible, Tsai Ming-Liang parvenant admirablement à mettre en place les motifs de son Oeuvre à venir : corps dénudés mais aucunement violentés par la caméra (celle du réalisateur plutôt tâtonne, caresse, soigne les plaies vivantes de ses figures masculines… et féminines !), morceaux de pastèque exsudant de jus mature et rassérénant, appartements hantés par quelque présence fantomatique ou encore objets inanimés, mais doué d’une âme littéralement matérialisée sur pellicule !

Privilégiant la parole des sens au discours de la raison, Les Rebelles du Dieu Néon s’avère en outre un remarquable révélateur de la société taïwanaise, reconstituant toute la vie grouillante, mais étrangement apaisée de la capitale. Entre misère et solitude les personnages se croisent beaucoup sans réellement interagir de façon directe les uns envers les autres (en ce sens le film annonce déjà les individualités tristement cloisonnées mais pleine de désir du futur Vive l’amour, qui sortira deux ans plus tard…) perdus dans une jungle citadine de laquelle chaque parpaing, chaque véhicule, chaque passant se trouve magnifié par la caméra statique et bienveillante de Tsai. Peu, rarement de musique également dans ce drame contemplatif réservant quelques moments de comédie jouant sur un principe de décalage somme toute très rafraîchissant (on se souviendra longtemps de la transe incongrue de Hsiao-Kang face à l’incompréhension et aux réprimandes de ses parents au milieu du métrage, petit morceau de burlesque vu nulle par ailleurs auparavant). En un mot comme en cent Les Rebelles du Dieu Néon est un premier film pour le moins prometteur et très réussi, jalon dans l’œuvre d’un cinéaste inspiré s’il en est, montrant les affects de ses figures sans jamais démontrer leur comportement. Sublime.

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