Tenet : La quintessence de la méthode Nolanienne

Mastodonte attendu comme le Messie par la planète cinéma avec le statut de potentiel sauveur de l’année cinématographique, le nouveau Christopher Nolan est en effet le premier blockbuster à débarquer sur les écrans depuis la réouverture des salles. Non que ce soit la seule raison de l’attente démesurée le concernant, l’image de son cinéaste superstar faisant le reste, mais force est de constater que l’absence de films réellement fédérateurs depuis la réouverture des salles ne peut que jouer en la faveur de ce dernier concernant le grand public friand de grand spectacle. Et dans le cas présent, on nous le martèle à tout bout de champ durant la promotion délirante du film, du grand spectacle « intelligent » ! Alimentant fièrement son image d’esprit au-delà de celui du commun des mortels, le metteur en scène britannique ne cesse depuis ses débuts de jouer de ce statut en nous vendant des films de plus en plus révolutionnaires, aux scénarios casse têtes se voulant à la fois tortueux et ludiques. Cette fois, difficile de ne pas évoquer Inception, immense succès de 2010, qui se présentait comme un film de braquage sur fond de rêves. Vendu à l’époque comme le must d’un cinéma moderne voulant retourner le cerveau de ses spectateurs, le film était au final aussi fun et ludique que finalement très simple à assimiler, la méthode Nolanienne consistant à expliquer le film en temps réel via les dialogues appuyés, rendant l’expérience certes spectaculaire et agréable d’un point de vue de spectateur, mais finalement pas si révolutionnaire et compliquée que voulue. Le film qui nous intéresse aujourd’hui peut quant à lui se présenter simplement comme un James Bond temporel, jouant de la physique quantique pour se donner un cachet supplémentaire. Doté d’un budget monstre de 200 millions de dollars lui ayant permis de voyager dans le monde entier, Nolan se sent pousser des ailes, fidèle à son image de démiurge totalement control freak, gérant son film dans les moindres détails, jusqu’à la façon de le vendre au public.

Conçu sur la même logique que Inception, le film, au-delà de ses qualités sur lesquelles nous reviendrons, tombe tout de même très rapidement dans le paradoxe principal du cinéaste, celui qui consiste à soi-disant parier sur l’intelligence du public, à vouloir se reposer sur la puissance du langage cinématographique pour faire passer ses idées « compliquées », tout en adoptant une méthode finalement totalement opposée à ces préceptes. A savoir qu’il passe la majorité de son temps d’exposition à faire parler ses personnages, comme des cautions intellectuelles censées aider le spectateur à se repérer dans cet univers opaque. Débutant sur une scène spectaculaire et excitante dans un opéra, la mise en scène s’adaptera au milieu dans lequel la scène se situe en se faisant littéralement opératique. Démonstration de force de tous les fétiches Nolaniens (musique tonitruante, images puissantes se voulant clairement jamais vues, décor fastueux), cette séquence d’ouverture condense aussi ce qui agace depuis toujours ses détracteurs, à savoir cette façon de vouloir à tout prix se placer au-dessus de tous et de tout, et de faire état de cette note d’intention via des dialogues ampoulés souvent jusqu’au ridicule. Et ici, au-delà de l’emphase de la séquence qui provoque des sensations fortes, les personnages parlent, par bribes, et disons-le clairement, il est impossible de savoir de quoi il retourne. Non que les mots utilisés soient compliqués, mais le sens général échappe totalement au spectateur qui ne sait absolument pas de quoi ils parlent.

Peu après, un dialogue avec Clémence Poésy se chargera de clarifier les intentions du cinéaste, celle-ci s’adressant au personnage principal interprété par John David Washington en lui disant « N’essayez pas de comprendre. Ressentez-le. ». A cet instant, le personnage est censé être le pont entre le film et nous, et ce dialogue résonne comme une façon de demander au spectateur de lâcher prise, le cinéaste étant de toute façon supérieurement intelligent. Inutile d’essayer de se placer à son niveau, car nous nous ferions du mal inutilement. Soit, pourquoi pas, même si cela peut sonner comme le comble de la prétention, mais nous sommes prêts à accepter un voyage ne demandant qu’à nous faire oublier nos repères cartésiens et à ressentir les choses instinctivement. Sauf que Nolan étant ce qu’il est, il ne peut s’empêcher d’aller à l’encontre de sa propre note d’intention en rendant le film ultra bavard, dans l’espoir désespéré de ne pas perdre ce précieux public. Sauf qu’au lieu de nous aider à nous repérer, ces dialogues ne font que complexifier les choses jusqu’à les rendre totalement absconses. Et pourtant, le concept en soi, fascinant, a de quoi stimuler et entraîner visions dantesques et réellement novatrices.

Pour mettre les choses au clair, il faut tout de même dire que, tout comme Inception qui se croyait malin alors qu’en réalité il n’avait pas inventé l’eau chaude (Paprika était déjà passé par là), ce film se repose sur un argument concret, basé sur des théories de la physique quantique, et déjà explorées auparavant par un cinéaste sans aucun doute moins respecté que Nolan, et pourtant grand inventeur de formes cinématographiques, à savoir Tony Scott, pour le film « Déjà-vu » ! Ce dernier, avec son argument de thriller sur fond de terrorisme, se basait déjà sur un argument de temporalités décalées, avec comme clou du spectacle une poursuite en voiture située sur 2 lignes temporelles différées, qui se rejoignaient à l’écran. Nolan n’invente rien, donc, et son côté cartésien l’empêche de laisser libre cours à son imagination comme il voudrait nous le faire croire. Tout est donc censé être à sa place, et on tente donc à chaque instant de nous marteler les tenants et aboutissants, les effets de causalité, au point de nous perdre régulièrement. Certes, le concept en soi se comprend finalement rapidement, et c’est justement quand les personnages se taisent et que le metteur en scène laisse l’action se suffire en elle-même que le film distribue ses plus belles cartouches. Que ce soit lors d’une poursuite automobile dont la bande-annonce était loin de rendre compte de l’intensité générale, en passant par une scène d’intérieur où le « héros » se fait face à lui-même, dans une autre ligne temporelle, les images inversées sont réellement renversantes.

S’il n’est toujours pas le metteur en scène ample qu’il rêverait d’être, les scènes d’action, et notamment de combats au corps à corps, s’avérant toujours un peu statiques, il peut en revanche se targuer de posséder un sens du montage assez redoutable, et la façon dont il joue ici sur des éléments de décor en dur, qu’il malaxe par des effets de distorsion où l’on ne distingue plus les éventuels ajouts numériques des effets de montage artisanaux, a de quoi éblouir en ces temps où le moindre élément de décor ou de paysage est généralement assorti d’étalonnage répugnant. Car que l’on apprécie ou non son cinéma, s’il y a bien une chose que l’on ne pourra jamais lui retirer, c’est son envie d’un cinéma pur, à l’ancienne, fait avec les meilleurs outils à sa disposition, pour une expérience optimale et la plus authentique possible.

Le souci ici se situant finalement dans les enjeux. Car on nous fait bien comprendre que tout ceci est important, et que, pour faire simple, c’est tout simplement la survie de l’humanité toute entière qui est en jeu, fidèle à la démesure de certains films d’espionnage. Mais au contraire de ces derniers où les enjeux sont clairement identifiés, au-delà de leurs ramifications souvent opaques, vouloir ici tenter de raconter concrètement de quoi il en retourne à l’issue de la séance relèvera soit de la véritable gageure, soit de l’inconscience la plus absolue. En clair, malgré la profusion de personnages et de dialogues sur-explicatifs, il est difficile de s’y retrouver et de délimiter clairement quel est le point de départ de cette histoire, que veulent les personnages, à quoi jouent-ils, quel est le but profond de tout ça. Au-delà du sens du spectacle indéniable, il est difficile de vibrer pour des personnage sur lesquels on ne parvient jamais à avoir la moindre prise, comme si tout ceci n’était qu’un gigantesque jeu sans finalité, sans conséquences. Kenneth Branagh disait, lors de la promotion, qu’il n’arrivait toujours pas à savoir si son personnage était réellement un méchant. Là où l’on aurait pu croire à une déclaration choc pour asseoir un peu plus l’image d’objet unique du film, elle résonne finalement aujourd’hui comme un état de fait sur ce qu’est ce film, à savoir une anomalie dans le système des studios actuel, dont on se demande comment une compagnie comme la Warner a pu miser autant dessus, alors que le scénario présentait incompréhensible, sûr de sa supériorité, mais qui démontre surtout à quel point la méthode Nolan, au-delà de ses qualités, semble avoir atteint ici un point de non retour qui perdra sans doute une bonne partie du public. En clair, Nolan est trop occupé à nous raconter un concept là où l’on voudrait simplement qu’il nous raconte une histoire.

Le résultat a donc de quoi provoquer une certaine perplexité, car on a l’impression que le réalisateur a été rendu fou par sa notoriété, au point de ne plus être capable de contenir ses idées. Ce qui pourrait résonner comme la preuve ultime d’une exigence devenue trop rare sonne plutôt ici comme un geste kamikaze et déraisonné, ne parvenant plus à rendre évidentes ses idées abstraites sur le papier. En rajoutant toujours jusqu’à l’ultime minute, on ne sera donc pas beaucoup plus avancés à l’issue de cette aventure, tout juste certains d’avoir eu la dose de spectacle attendue. Mais en ce qui concerne la finalité de tout ça, son but, on sort le joker …

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