Sorry We Missed You : servile après vente

Avant la sortie en salles du dernier Ken Loach en octobre 2019 nous étions resté sur l’impression plutôt positive de sa seconde Palme d’Or cannoise : le bien nommé Moi, Daniel Blake, drame social fustigeant la bureaucratie et le système cruel de la réinsertion professionnelle ; déjà le film primé au Festival de Cannes 2016 montrait sans fioritures une société britannique reléguant l’humain au second plan, au profit des instances administratives kafkaïennes prêtes à tout pour décourager et abandonner socialement le chômeur titulaire dudit drame. Trois ans plus tard l’auteur de Family Life remet le couvert et enfonce le clou derechef avec Sorry We Missed You, plongée en apnée dans l’univers infernal d’une ubérisation alors en plein essor…

Pire que cruel et kafkaïen Sorry We Missed You est un film terrible et impitoyable, particulièrement déprimant en plus d’étirer son désespoir sur l’intégralité du métrage. Le film débute d’emblée par l’exposition de son objectif : Ricky, père de famille au chômage, passe un entretien d’embauche avec Maloney, responsable du dépôt de la société Sorry We Missed You, entreprise de livraison à domicile ne jurant que par le principe de rendement et l’interchangeabilité de ses nombreux employés. En quelques minutes Ken Loach dépeint avec sobriété le cauchemar imminent de son protagoniste : en signant avec la firme chapeautée par Maloney, Ricky sera tenu d’être flexible, endurant, dynamique, disponible à tout moment, étranger aux états d’âme et à sa vie privée en plus d’être obligatoirement remplaçable sous peine d’amende et de sanction.

Aller-simple pour l’enfer Sorry We Missed You est un drame au titre résonant comme une mauvaise blague. À chaque moment, à chaque séquence Ricky (remarquablement joué par Kris Hitchen) sera entièrement dépendant de ladite entreprise : géolocalisé, fliqué, oppressé, inconsidéré par son chef, il devra concilier vie professionnelle et vie familiale ; ses deux réalités se verront intimement liées au point d’en devenir indissociables, amenant le personnage à faire face aux déboires de sa femme et de ses deux enfants, déboires découlant directement de son surmenage.

Le constat que Ken Loach porte sur l’ubérisation est celui d’un système inhumain ; le réalisateur britannique livre donc une métaphore terrifiante de l’esclavage moderne, optant pour un regard tendre, presque sentimentaliste porté sur Ricky et sa famille. Entre le fils adolescent rejetant les valeurs imposées par le patriarche (travailler d’arrache-pied pour nourrir décemment sa famille, étudier pour un avenir un tant soit peu clément et ne pas finir « larbin ») la conjointe aidant à domicile des personnes du troisième âge pour un salaire de misère (contrat zéro heure et rémunération à la visite) et la petite fille perdue au beau milieu de toute cette crise, Sorry We Missed You ne laisse aucune porte ouverte sur la résilience ni même l’espoir, s’achevant intelligemment sur le burn-out en devenir du protagoniste : exténué, fébrile, injustement sanctionné par Maloney suite à son agression et au vol de ses colis de livraison, Ricky termine le film au volant de son véhicule familial et professionnel, en route pour un système pressurisant inévitablement ses employés. Un film aussi brillant qu’accablant, disponible en DVD et Blu-Ray depuis le 26 février 2020 et distribué par Le Pacte.

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