Traîné sur le Bitume : La saveur retrouvée des polars seventies

Nouveau chef de file d’un cinéma Américain farouchement indépendant, cherchant à perpétuer une certaine idée du cinéma à l’ancienne, tendance 70’s,  quand les films savaient prendre leur temps, et nous attacher à des personnages pas forcément aimables, ou du moins ne prenant pas toujours les bonnes décisions, à la lisière du bien et du mal, S. Craig Zahler s’est rapidement taillé une réputation de cinéaste culte, tout autant que maudit, dans le sens où il n’a jamais eu droit en France, à une exploitation salles, quand bien même chacun de ses films peut prétendre au statut de culte immédiat ! C’est sûrement le prix à payer pour un auteur totalement libre, et radical dans le sens le plus extrême du terme. A savoir que cet artiste multi tâches (romancier, novelliste, scénariste, directeur de la photographie, musicien …), cherchera toujours à prendre le spectateur à rebrousse poil, lui imposant un rythme languissant et dilaté, pour lâcher tout ce qu’il a dans le bide au moment où l’on s’y attend le moins. C’est ainsi que, dès son premier long métrage, « Bone Tomahawk », western horrifique cannibale avec Kurt Russell, il a imposé son style avec ce qui deviendra sa signature, un rythme contemplatif, des dialogues acérés, et enfin un déchaînement de violence qui laisse K.O. Style poussé à son paroxysme avec son film suivant, « Brawl in cell block 99 (Section 99 en France) », film carcéral au rythme totalement apathique dans un premier temps, basculant dans une sauvagerie proprement inouïe par la suite. A la lisière du cinéma d’auteur posé et du bis le plus décomplexé, on peut donc affirmer sans risque de se tromper qu’il n’a pas d’équivalent sur la scène internationale actuelle. Forcément, le voir revenir avec un polar annoncé comme borderline, dans la parfaite perpétuation de ce que pouvaient proposer les Sidney Lumet ou William Friedkin des grands jours, avec en têtes d’affiche un Mel Gibson plus buriné que jamais et Vince Vaughn, le monolithe brutal et imperturbable de « Section 99 », avait tout pour exciter le cinéphile en manque de vraies propositions dans un genre ressemblant fort depuis quelque temps à un vrai désert artistique. Et pour couper court à tout suspense inutile, la claque est bien là, et celle-ci s’avère du genre retentissante.

Dans la droite ligne du cinéma 70’s mentionné plus haut, nous allons donc suivre une poignée de personnages amenés à prendre des décisions plus ou moins heureuses, pour la plupart motivées par des raisons personnelles valables, mais entraînant chaque protagoniste impliqué dans une spirale de violence dont personne ne pourra ressortir indemne. Nous allons particulièrement nous attacher, de par la structure du scénario, à deux policiers (Gibson et Vaughn) suspendus après qu’une vidéo d’eux en train de faire usage de la force, de façon abusive, ait circulée. A court d’argent, et chacun doté d’une motivation différente mais nous les rendant forcément attachants, ils vont décider de se mettre du cash directement dans les poches, ce qui passera forcément par des voies illégales, à savoir suivre une bande de braqueurs de banques particulièrement féroces, afin de s’emparer du futur butin … Un pitch simple et efficace, comme au bon vieux temps, mais qui en des mains peu délicates, aurait pu faire basculer le tout dans une série B, au mieux de tenue correcte, au pire fortement nanardesque. En continuant à pratiquer son cinéma éloigné de toute tendance moderne, Zahler va au contraire épuiser chaque situation, poussant chaque scène dans ses retranchements, afin de nous immerger aux côtés de ses deux personnages, jusqu’à donner l’illusion quasiment palpable d’être réellement avec eux, à partager leurs planques interminables et leurs réflexions. Et sur ce point-là, le metteur en scène fait preuve d’une croyance en son récit et en ses personnages qui force vraiment le respect, tranchant totalement avec toute convenance cinématographique. A savoir que le spectateur moyen (sans rien de péjoratif, mais cela semble une évidence) risque d’être catégorique : il ne se passe rien. Sauf que non, ou plutôt si, il se passe plein de choses, pour peu que l’on soit capable de plonger dans un univers fait d’attente, à suivre des personnages désœuvrés, désespérés, au point de se lancer dans une virée que l’on sait d’avance vouée à la catastrophe humaine la plus totale.

Étonnamment, le film s’avère dans un premier temps assez drôle, les dialogues étant une fois de plus particulièrement incisifs, et d’une pertinence sociale et politique bien plus retorse que prévu. Car le père Zahler n’est pas du genre à faire dans le bien pensant, et en racontant une lutte des classes toute particulière, à savoir que l’on n’est pas dans l’opposition riches/ pauvres, mais prolétaires blancs et noirs, son discours sera du genre très politiquement incorrect. Certaines répliques, notamment du personnage campé par Vince Vaughn, risquent d’être mal comprises et de faire grincer les dents de ceux qui ne voudront pas voir plus loin que le bout de leur nez. Ce qu’ils disent de l’Amérique d’aujourd’hui est pourtant assez frappant, et valent bien plus que bien des films dits progressistes et « utiles », se drapant dans leur bonne conscience, au point de ne pas faire avancer le schmilblick ! Rien de tout ça ici, mais une rage qui suinte à chaque seconde, mais enrobée dans un sarcasme général qu’il ne faudrait surtout pas prendre pour du cynisme, ou en tout cas, pas le cynisme moderne consistant à ironiser sur tout, y compris sur soi-même. Malgré l’humour et les piques irrévérencieuses, le tout reste d’un premier degré salvateur.

On suit donc avec plaisir et sans ennui, les filatures de ces deux flics au bout du rouleau, qui sentent bon la clope et le sandwich bouffé dans la voiture. Une scène est particulièrement drôle à ce niveau, lorsque Vaughn mange goulument son sandwich, quasiment en temps réel, sous les regards agacés de Mel, qui ne dit rien mais n’en pense pas moins, avant de lâcher un dialogue percutant et hilarant, de par la proximité induite juste avant entre eux et le spectateur. Et c’est en prenant la peine de laisser le temps s’écouler, sans coupe, que le cinéaste parvient à nous donner l’impression de faire partie de cet univers, et d’être plus qu’un spectateur passif. En retardant au maximum les rebondissements, l’irruption de ceux-ci fait l’effet d’un coup de massue. Avec une violence éruptive et sèche qui cloue au siège, Zahler montre bel et bien qu’il n’est pas là pour rigoler et que la violence n’est pas censée être fun à regarder. S’il filmait celle-ci de façon plus ludique dans son précédent long métrage, il nous montre ici que dans le contexte qu’est celui du film, il n’y a pas matière à se gondoler, et chaque coup de feu ou exécution sommaire s’avèreront tétanisants. Dans une ambiance de plus en plus anxiogène, tendue à l’extrême, on assiste dans un silence de plomb, à une plongée en enfer, de laquelle personne ne sortira grandi. Nos personnages, que l’on suit depuis le début en se demandant bien jusqu’où tout ça va nous mener, ne sont pas des héros, et vont nous le prouver à travers une succession de réactions à l’opposé de ce que l’on pourrait attendre d’un film avec Mel Gibson.

Dans son jusqu’au boutisme, il arrive que Zahler dérape. Sur une scène en particulier, il fait preuve d’un cynisme qu’il avait su éviter jusque là, en méprisant totalement la vie humaine (vous n’êtes pas prêts d’oublier le traitement réservé au personnage de Jennifer Carpenter) ! A ce moment précis, on sent le cinéaste ricanant derrière sa caméra, et c’est plutôt fâcheux. Une petite sortie de route qui n’empêchera pas d’apprécier le reste du film à sa juste valeur, comme un grand polar crépusculaire allant jusqu’au bout de son sujet, d’une cohérence thématique sacrément bien négociée dans son déroulement, jusqu’à un climax à la fois nihiliste, désespéré, et terriblement badass, tout en restant totalement anti spectaculaire, comme le reste du film.

Il y aurait tant  à dire sur le résultat, que l’on s’arrêtera là, vous laissant découvrir ce qui restera très certainement comme l’ultime grand film Américain de la décennie, fatalement condamné, par son intransigeance, à l’anonymat du DTV. Mais nul doute que les cinéphiles sauront reconnaître le film à sa juste valeur, comme l’ultime preuve du talent et de l’audace d’un cinéaste dont on entendra certainement encore parler à l’avenir. Si l’on devait trouver une référence récente qui irait dans le sens du style imposé ici, elle serait à chercher du côté des Huit salopards, de Tarantino, autre grande réflexion toute personnelle sur l’Amérique, tout aussi cruelle et désabusée que le film présent. Si avec ça, vous n’êtes toujours pas convaincus, on ne peut vraiment plus rien pour vous …

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