Buster Keaton : Le corps déchaîné

Le 16 juin dernier, Elephant Films agrandissait son catalogue Buster Keaton en sortant en combo Blu-ray + DVD trois films interprétés et co-réalisés par l’homme qui ne sourit jamais : Sherlock Junior, La Croisière du Navigator et Le dernier round. De quoi se plonger dans l’univers de ce comique de génie et de réaliser une fois de plus que derrière les impressionnantes cascades que Keaton effectuait lui-même se cache une fibre poétique sensible.

Les chutes, Joseph Frank Keaton Jr. (de son vrai nom) en fait dès son plus jeune âge et la légende veut que Harry Houdini soit celui qui l’ait affublé du surnom de Buster après avoir vu le tout jeune Joseph tomber dans les escaliers. La paternité de ce surnom reste trouble mais le fait est que Keaton Junior marque déjà les esprits et, né de parents acteurs de cabaret, brûlera les planches à leurs côtés au point de devenir la vedette du spectacle mis au point par ses parents. Baigné dans le monde du spectacle dès qu’il est né, Buster Keaton n’était pas forcément très intéressé par le cinéma, du moins jusqu’à ce qu’il rencontre par un beau jour de 1917, Roscoe ‘’Fatty’’ Arbuckle. Celui-ci, alors vedette de ses propres courts-métrages, voit en Keaton un certain potentiel et lui fait passer un essai rapidement concluant. La même année, Buster Keaton, alors âgé de 22 ans, fait sa première apparition au cinéma dans le court-métrage Fatty Boucher.

La maison démontable

Très à l’aise devant la caméra et maître de son corps grâce à sa longue expérience des planches, Buster Keaton aspire très rapidement à pouvoir exprimer son talent au sein de films à la mise en scène précise et soignée. Alors qu’il apprend la technique sur les plateaux des courts qu’il tourne avec Fatty Arbuckle (dont il co-réalise l’un des films dès 1917), Keaton a l’occasion de passer à la vitesse supérieure en 1920. Tandis qu’Arbuckle tente sa chance dans des longs-métrages en signant chez Paramount (avant que le scandale de l’affaire Virginia Rappe n’éclate et ne mette fin à sa carrière), le producteur Joseph Schenck propose à Buster Keaton une chance inouï : il sera l’unique vedette du studio tenu par Schenck et pourra y produire ses films avec une liberté artistique totale. C’est alors l’explosion : de 1920 à 1928, Keaton tourne près d’une trentaine de films, y développant son personnage (bêtement surnommé Malec ou Frigo en version française) inexpressif, faisant face aux situations qui le frappent de plein fouet avec une impassibilité qui confine au génie. Ses personnages sont presque toujours de grands romantiques, de doux rêveurs confrontés à la brutalité du monde et de ses absurdités, sans pour autant que Keaton, contrairement à Chaplin, ne verse dans le social ou impose une quelconque morale à ses films. En effet, le personnage de Keaton apparaît bien indifférent aux tracas du monde et il doit sans cesse se battre contre les éléments extérieurs, apparaissant plus comme des péripéties permettant de faire avancer le récit au fil des gags plutôt que des façons de définir le personnage en profondeur. C’est avant tout par son corps et la neutralité de son visage (finalement terrain vierge de tout ce que l’on veut bien y projeter) que Keaton appose sa patte, loin des velléités sociales et sentimentales d’un Chaplin.

Sherlock Junior

Durant cette période bénie, Buster Keaton y démontre tout son talent. Que ce soit dans le formidable La maison démontable ou dans l’indémodable Le Mécano de la Générale, l’acteur et réalisateur (même s’il ne signa jamais ses films seuls, ayant toujours besoin d’un collaborateur pour régler les scènes où il apparaissait à l’écran) fait montre d’un sens du comique inégalable. Si certains de ses longs-métrages comportent toujours quelques longueurs (notamment Le Dernier Round), ses éclairs de génie sont indéniables et fulgurants. Outre son sens de la cascade qui pourrait faire pâlir Tom Cruise, Keaton y montre une prédilection pour un délicieux humour à la frontière du fantastique (les rêveries du projectionniste de Sherlock Junior préfigurent La rose pourpre du Caire et Last Action Hero) avec une touche d’absurde poétique qui n’est pas sans faire penser aux Monty Python quand il convoque le non-sens jusque dans ses intertitres.

Ce qui frappe le plus avec Keaton, c’est la façon dont il sait s’emparer des éléments extérieurs pour les tirer à son avantage. Passionné par la technologie et tout ce qui était gadgets, il n’a jamais cessé de jouer avec les objets dans son cinéma. Les exemples les plus frappants sont évidemment le bateau de La Croisière du Navigator et le train du Mécano de la Générale. Le bateau de La Croisière du Navigator devait d’ailleurs être détruit avant que Keaton ne le récupère pour construire un film autour de ce seul objet, comme terrain de jeu de ses péripéties, avec chorégraphies millimétrées et gags exclusivement concoctés avec délice pour ce seul décor. Un processus qui en dit long sur le rapport qu’entretien Buster Keaton avec tout ce qui l’entoure, le comique percevant chaque environnement comme une source infinie de gags et de trouvailles.

Le dernier round

Malheureusement, Buster Keaton commettra en 1928 une erreur fatale en quittant les studios de Schenck (qui en plus d’être son producteur, était aussi son beau-frère) pour signer avec la MGM. Le coût du Mécano de la Générale et son insuccès auprès du public ayant entamé la confiance entre Schenck et Keaton, celui-ci a voulu tenter de s’extirper de cette famille envahissante pour convoler avec un grand studio, à même de lui donner les moyens de ses ambitions. Chaplin tâchera de décourager son ami de faire une telle chose mais Keaton franchit le pas. Il y perdra très vite toute sa liberté artistique, la MGM lui imposant des co-stars, des gagmen et autres choses stupides empêchant Keaton de faire du cinéma tel qu’il le désirait. Même ses idées pour aborder le cinéma parlant (lui qui était enthousiaste à l’arrivée du son) seront ignorées et rejetées. Sombrant dans l’alcoolisme, malheureux dans son travail comme dans son mariage (il se murmure que sa femme Natalie Talmadge et sa famille étaient très puritains et qu’elle refusait de coucher avec lui si ce n’était pas pour procréer), Keaton finira viré de la MGM en 1932.

Dès lors, à l’exception d’une apparition mythique en quasi-figure de cire dans Boulevard du Crépuscule, d’un bouleversant duo avec Chaplin dans Les feux de la rampe, d’un rôle dans un très bel épisode de La Quatrième Dimension et d’une étrange collaboration avec Samuel Beckett pour Film, tout ce que Keaton fera passées les années 30 n’attire pas l’attention et sombre dans l’oubli. L’artiste n’aura pourtant jamais arrêté de tourner (pour des films chez Columbia mais aussi dans des films éducatifs, des publicités et de savoureuses caméras cachées), renouant également avec la MGM dans les années 40 pour officier en tant que gagman et aider à chapeauter des comédies qui y étaient produites.

La Croisière du Navigator

Il faudra attendre les années 60 et une restauration du Mécano de la Générale pour que Buster Keaton puisse retrouver la reconnaissance internationale qu’il avait connu dans les années 20. Depuis Keaton est sorti de l’oubli et est régulièrement cité comme comique populaire (il est 21ème dans le classement des acteurs de légende de l’American Film Insitute) et son travail a été analysé sous toutes les coutures tandis que son influence s’étend bien plus loin qu’on ne le pense et même là où on ne l’attend pas (pendant un moment, on comparait Johnny Depp à Keaton et William Friedkin le cite comme référence ultime en termes de courses-poursuites au cinéma).

Les trois films édités par Elephant permettent donc d’aborder et de (re)découvrir le spectre complet du cinéma de Buster Keaton : son goût de la poésie et son génie des courses-poursuites (Sherlock Junior), son talent quand il s’agit d’occuper pleinement un décor ou de tirer au maximum le jeu avec un objet (La Croisière du Navigator) et sa façon irrésistible de jouer avec son corps, même au sein d’un récit plus longuet (Le dernier round). De quoi savourer sans modération l’univers de ce génie comique et de s’y plonger avec une attention toute particulière, le monde manque aujourd’hui cruellement d’un artiste de cette trempe !

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