Édito – Semaine 41

On aime le cinéma par cet instant fragile, jeune enfant, de s’émerveiller face à une œuvre qui nous transporte, nous brusque, nous violente parfois, mais nous enthousiasme. Un film puis deux… des dizaines. On scrute le journal TV de la semaine avec notre stabilo à la main. On colore les pages, le programme ne ressemble plus à rien à en faire rager le père. Puis on prend compte des VHS libres pour enregistrer les possibles films que nous ne pourrons voir, car il y a école. 

Des films chaque semaine, la cinéphilie se développe embrassant avec elle une passion qui occupe nos heures de déjeuner, dans la bibliothèque puis le CDI, à scruter les encyclopédies et les livres admirant les affiches et notant frénétiquement les films à trouver dans notre vidéo-club de quartier ou à ne pas zapper lors d’une possible diffusion TV. 

La cinéphilie devient inévitablement une cinéphagie, le besoin et le devoir de tout ingurgiter. Un besoin essentiel, comme une drogue, à dévorer un film pour ensuite en entamer un autre, encore et encore. Cela nous mène loin, à la construction d’une vie dédiée créant nos groupes d’amis en fonction, pour ne pas créer un décalage, mais surtout pour ne plus sentir la moindre frustration. Les cinéphages se nourrissent mutuellement, s’échangent et se prêtent ou partagent des moments fragiles de cinéma, comme une œuvre de porcelaine créant un nuage de poussière à force d’immobilité.
Cette immobilité à voir des films dans les salles de cinéma, souvent les mêmes, le cinéphage a ses adresses et ses fournisseurs agréés de nourritures.
Cette nourriture qui l’engraisse le plombant chaque fin de mois, car une promotion sur tel site, puis une nouveauté qui s’arrache le lendemain, car il n’a pas fait attention aux dates de sortie. L’argent manque par cette consécration ayant poussée le cinéphage à faire de sa passion son métier. Un métier en désuétude, comme son moral, poches vides et rayons blindés à la Fnac d’éditions et de livres à acheter.

La cinéphagie a déplacé le problème vers d’autres attraits. La littérature, la bande-dessinée, voire le jeu-vidéo, car les liens sont de plus en plus étroits, forcément la curiosité pousse à une érudition pointue et coûteuse. Aimer aujourd’hui, c’est pousser à avoir les moyens de ses ambitions. À défaut de créer une frustration épineuse, le cinéma ne fait pas vivre, mais la vie n’est rien sans le cinéma pour le cinéphage. Nous sommes tous cinéphiles, plus ou moins. La cinéphilie, c’est apprécier de regarder un bon film de temps en temps avec quelques séances éparses en salles de cinéma. On devient cinéphage par cette brûlure qui nous tord le bide à chaque générique de fin, ce besoin impérieux d’en voir un nouveau au péril de sa vie sociale et familiale. C’est au péril aussi de ses finances, les éditeurs l’ayant bien compris aujourd’hui en martelant chaque semaine les réseaux sociaux de promesses et d’envies en tout genre. Être cinéphage, ce n’est plus avoir l’œil devant l’écran à parcourir le monde, mais c’est de compter et négocier avec son banquier pour des prêts taux élevés pour compléter et posséder des éditions ultimes et collectors. La cinéphagie a réussi à devenir un business par d’autres cinéphages/cinéphiles qui ont compris la valeur intrinsèque de ces drôles de personnages errant dans le Quartier Latin, UGC Les Halles ou à la Cinémathèque pour ne pas perdre la moindre miette. Le fan a une qualité de rentabilité surtout en édition limitée. Ça s’en frotte les mains d’avance de le voir commenter puis lorgner avant de compulser à l’achat. 

La cinéphagie devrait être déclarée comme maladie de ce nouveau siècle, la passion du 7e art comme dépression laissant des traces irréversibles sur la psyché d’un être en danger de cinéma. C’est ruineux psychiquement et financièrement, un mal important créant des distorsions de tout ordre jusqu’à faire sombrer. Comment s’en sortir ? La question est sans réponse et inutile, car quand le cinéma devient une vie, c’est l’art de vivre.

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