
Profondément éclectique, la carrière de Ang Lee échappe à la capacité du critique de cinéma à la ranger dans une case. Le réalisateur est versatile et a touché à quasiment tous les genres, se montrant aussi bien intéressé par les possibilités techniques du Septième Art que par la dimension intimiste de ses récits. Découvrir l’un de ses films équivaut à une plongée dans l’inconnu nous laissant généralement sur de très bonnes surprises. C’est pourquoi l’on ne peut que se réjouir de voir Chevauchée avec le diable, l’un des titres les moins connus de sa filmographie, être enfin disponible en Blu-ray et DVD chez nous grâce aux bons soins de Elephant Films, et ce dans une très belle copie.
Cela fait des années que nous voulions voir le film, attirés par son titre pour le moins alléchant. Nous ne sommes en tout cas pas les seuls à avoir fantasmé sur ce titre puisque c’est sur cette seule base et sur les déclarations d’intention du cinéaste que Universal avait financé le long métrage ! Il faut donc imaginer la déconvenue du studio lorsque la fresque épique qu’ils attendaient s’est montrée moins intéressée par les scènes spectaculaires (il y en a pourtant, à l’image du massacre de Lawrence) que par le caractère intimiste de la relation entre les personnages. Résultat : sorti dans à peine une poignée de salles aux États-Unis, le film fit un flop monumental (635 000 dollars de recettes pour un budget de 38 millions) et ne sortit en France qu’en 2002, suite au succès rencontré par Tigre et Dragon.

Chevauchée avec le diable fait pourtant figure d’indéniable réussite, nous embarquant en pleine Guerre de Sécession du côté sudiste. Après avoir vu son père assassiné par des partisans du Nord, Jack Bull rejoint avec son meilleur ami Jake un gang de Bushwackers ; c’est ainsi que l’on appelait les combattants pro-sudistes n’ayant pas rejoint l’armée régulière mais effectuant des actions violentes pour servir leur cause et affronter aussi bien l’armée du Nord que ses partisans irréguliers nommés les Jayhawkers. Très vite, Jake et Jack Bull adoptent cette vie nomade et dangereuse, rencontrant plusieurs camarades dont George Clyde et son fidèle ami, un ancien esclave du nom de Daniel Holt. Les quatre hommes, malgré les tensions, se réfugient près d’une ferme durant l’hiver mais la guerre et la violence ne tarderont pas à les rattraper et à les séparer…
L’intelligence première du film (écrit d’après un roman de Daniel Woodrell par James Schamus, fidèle complice du cinéaste) est d’être d’une infinie subtilité dans son scénario. Il ne s’agit pas ici de dépeindre une idéologie ou un camp plutôt qu’un autre mais bel et bien de faire l’état des lieux d’une guerre civile profondément complexe, tiraillant l’Amérique de part et d’autre par sa violence inédite. Le fait de ne pas montrer les armées régulières participe à ce refus de se placer du côté de l’Histoire officielle, mais entend donner la voix à chacun des protagonistes. Ceux-ci n’ont pas rallié les Bushwackers par conviction politique ou idéologique, ils l’ont fait pour assouvir un désir de vengeance (Jack Bull), par amitié (Jake et Daniel Holt) ou pour déployer des pulsions de violence (l’imprévisible Pitt Mackeson, incarné par Jonathan Rhys-Meyers). En dépit de ce qu’ils peuvent bien se raconter, les Bushwackers ne sont que de vulgaires pillards dont les rangs pullulent de jeunes hommes décidés à prouver leur valeur et le film n’entend aucunement leur donner raison, blâmant aussi bien les exactions commises par le Sud que celles commises par le Nord. Refusant de trancher, le scénario va jusqu’à faire dire à un sudiste que le Nord gagnera la guerre car il est décidé à leur imposer un mode de pensée tandis qu’eux ne se soucient que d’eux-mêmes. Dans Chevauchée avec le diable, il n’y a pas de gagnants. Au pire, on perd la vie, au mieux, son innocence.

Si Ang Lee ne lésine pas sur les scènes de fusillade à la violence sèche, il refuse quasiment tout traitement spectaculaire dans sa mise en scène, tout comme le scénario refuse une narration obéissant à des ficelles connues, laissant plusieurs trames narratives en suspens, sacrifiant certains personnages sans se soucier des conventions habituelles (Skeet Ulrich, pourtant crédité en premier au générique, hérite d’un rôle bien maigre comparé à celui de Tobey Maguire). Lee est bien évidemment plus intéressé par la façon dont l’amitié et l’amour peuvent naître dans ce contexte et la plus belle illustration qu’en fait le récit réside dans l’amitié entre Jake et Holt. D’abord réticent à avoir un Noir parmi ses compagnons d’armes, Jake finira par nouer avec Holt une belle relation fraternelle, bien plus touchante et intéressante que la romance qu’on lui réserve et dont il ne veut d’ailleurs pas vraiment. Holt, incarné par le toujours impeccable Jeffrey Wright, est le personnage le plus intéressant du film. Par sa couleur de peau, il aurait dû s’allier avec le Nord mais sa profonde amitié avec George Clyde lui fait rejoindre le Sud sans pour autant le laisser s’investir plus que de raison dans la politique. Sa guerre, il la vit avec ses amis et cela semble être la seule cause de son engagement.
Il fallait peut-être le regard d’un cinéaste non américain pour évacuer toutes les questions politiques d’un conflit aussi complexe que la Guerre de Sécession, mais c’est indéniablement ce regard qui confère à cette Chevauchée avec le diable (on cherche d’ailleurs encore qui est le diable du titre, sujet à plusieurs interprétations) sa singularité et qui la rend si passionnante à découvrir aujourd’hui, œuvre dense et intimiste qui devrait retrouver la place qu’elle mérite au sein d’une impeccable filmographie.
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