
Depuis quelques temps, depuis quelques films le sujet de l’Aide Sociale à l’Enfance demeure légion sur nos écrans ; qu’il s’agisse du Cinéma avec le récent et terrible Dalva de Emmanuelle Nicot ou encore du très bon Placés de Nessim Chikhaoui sorti en salles en 2021 ou même de la Télévision avec l’évènement que constitue l’excellent téléfilm L’enfant de personne réalisé par Akim Isker la même année le sort des enfants placés et/ou séparés d’une famille jugée irresponsable ou simplement dangereuse par les instances sociales occupe une place prépondérante dans les préoccupations culturelles du grand comme du petit écran. La débrouille sociale mâtinée de marginalité puis la récupération systémique qui s’ensuit dans la logique la plus impartiale, la misère familiale, la violence parentale et même parfois juvénile, la cohabitation d’enfants et d’adolescents aux trajectoires souvent très diverses dans des foyers en sureffectif… autant d’enjeux ou de simples caractéristiques rendant compte d’une réalité très souvent rude à avaler puis à digérer pour les spectateurs souvent abreuvés de longs métrages peu ou prou inoffensifs, véritable sujet dit « de société » accouchant néanmoins de belles et larges réussites de Cinéma, abruptes et hautes en couleur dans le même mouvement d’efficacité émotionnelle.

C’est à nouveau le cas en ce qui concerne Rien à perdre, premier long métrage de fiction de la réalisatrice Delphine Deloget ayant auparavant fait quelques belles et poignantes gammes de cinématographie dans la sphère souvent méconnue du documentaire social – mais pas seulement. La rédaction de Close-up Magazine a eu – entre autres choses – l’occasion de découvrir récemment son magnifique Brassens et la Jeanne, moyen métrage documentaire revenant sur la relation ayant lié Georges Brassens à la providentielle Jeanne du 14ème arrondissement parisien durant l’après-guerre… C’est au sortir du visionnage de ce court hommage plein de beaux sentiments aiguisés près de l’os que l’auteur de ces lignes s’est empressé de revenir sur ses pas cinéphiliques angoumoisins de l’été dernier, fort et heureux du souvenir de la première fiction sus-citée lors de la 16ème édition du FFA, véritable coup de coeur de la compétition qui fut du reste logiquement récompensé du Valois des étudiants francophones par le jury présidé par Laetitia Casta…
Rien à perdre, donc. Ou plutôt tout à garder, à préserver, à entretenir… Film éminemment humain et sensible la première fiction de Delphine Deloget (en salles dès ce mercredi 22 novembre, ndlr) est de ces chocs émotionnels laissant pratiquement sans voix au sortir de leur projection. Sans ambages, taillant littéralement dans le vif de son écorce narrative dès les premières secondes Rien à perdre commence par quelque chose allant déjà de travers : dans la nuit d’une banlieue désœuvrée un adolescent conduit dans une panique paradoxalement consciencieuse le caddy de supermarché contenant son petit frère, enfant précédemment largement échaudé par la stupide friteuse plus ou moins défectueuse du logement familial. A la recherche d’un médecin ou d’un simple secoureur le bienveillant Jean-Jacques semble dès cette image d’ouverture prendre les devants d’une responsabilité incombant naturellement à la mère du jeune garçon nommé Sofiane, mère absente lors de l’accident domestique ; ce sera au pied du mur de cette bourde familiale qu’un signalement inique mais compréhensif à l’ASE sera octroyé à l’encontre de Sylvie Paugam, quadragénaire et mère célibataire des deux enfants sus-cités vivotant de boulot en galère, puis de galère en boulot, femme aguerrie également sœur de deux frères socialement dépareillés (Hervé, trentenaire paumé et un rien assisté d’une part ; Alain, contribuable aux allures de petit-chef un tantinet psycho-rigide d’autre part…).

Rien à perdre sera donc le combat d’une femme prête à tout pour regagner la confiance d’un système judiciaire imperturbablement procédurier et pratiquement restrictif. Une fois Sofiane placé dans l’intimité inconfortable d’un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance Sylvie Paugam devra affronter les jugements d’une assistante-sociale clairement du côté des instances, tentera de continuer à préserver – pour moins le parentifier plus que de raison – son fils aîné tout en ménageant Hervé, allant jusqu’à demander le soutien d’Alain en la demande d’un poste de téléprospectrice dans le cadre de son entreprise… Un combat de chaque instant que celui de Sylvie, celui d’une famille moins dysfonctionnelle que forcément disloquée, hétérogène mais humainement poignante, et bouleversante in fine.
Porté par une troupe de comédiens tous plus brillants les uns que les autres Rien à perdre prouve une fois encore la formidable capacité de Virginie Efira à se fondre dans chacun des rôles qu’elle interprète avec justesse et passion. Formidable en Sylvie l’actrice partage également la vedette avec l’étonnant Félix Lefebvre, impeccable et lumineux en grand-frère féru de pâtisserie croulant sous le poids des responsabilités. Arieh Worthalter, délicieux en épave sublime, interprète le personnage de Hervé avec la maîtrise des grands, parvenant d’emblée à nous faire oublier le rôle-charnière qu’il incarnait dans le récent et non moins excellent Le Procès Goldman de Cédric Kahn… India Hair, enfin, instille une belle dureté à ce drame teinté de violence sociale et sociétale, incarnant une assistante-sociale proche de l’antagoniste légitime au vu des incessants déménagements moraux et tourmentés de Sylvie Paugam… Particulièrement bien dirigé et très efficacement réalisé Rien à perdre cultive un naturalisme doublé d’un vérisme dramatique n’ayant rien à envier aux meilleurs films français de l’année, superbe héritage des premières armes documentaires de la talentueuse Delphine Deloget.

Une image perdure, enfin, bien des semaines après la découverte d’un film psychologiquement éprouvant mais non exempt de rédemption : celle d’une poule que Sylvie et les siens semblent transbahuter de place en place, de cavale en escapade, de transport en petits moyens. Le trope n’est pas nouveau depuis le fameux Pomponette de La Femme du Boulanger de Marcel Pagnol, mais à elle seule cette habitante d’une basse-cour sans murs ni grillages préconçus cristallise toute l’affectivité maladive d’une famille au cœur de laquelle tout serait à garder, à préserver, à entretenir ; une pièce rapportée que Sylvie, ses frères et ses enfants n’auront de cesse d’emporter vers de nouveaux chemins de traverse, en marge d’un système trop souvent enclin à privilégier le factuel à l’émotionnel. Une œuvre majeure à voir impérativement.
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