La Rivière : La voir et l’entendre pour ne pas la pleurer

« Entre les Pyrénées et l’Atlantique coulent des rivières puissantes qu’on appelle les gaves. Les champs de maïs les assoiffent, les barrages bloquent la circulation du saumon. L’activité humaine bouleverse le cycle de l’eau et la biodiversité de la rivière. Des hommes et des femmes tendent leur regard curieux et amoureux vers ce monde fascinant fait de beauté et de désastre ». Tel est le pitch du formidable documentaire de Dominique Marchais, La Rivière, prix Jean-Vigo 2023 qui sort sur nos écrans le 22 novembre 2023. Illustration exemplaire de propos passionnés et apaisés sur ce qui nous relie, par de vrais experts.

Dominique Marchais est le réalisateur de trois films documentaires : Le Temps des grâces en 2010 nous montrait les agriculteurs français face aux nombreux défis liés aux bouleversements de toutes sortes (économiques, écologiques…) ; La Ligne de partage des eaux en 2014 aussi géographique que politique, traitait du bassin versant de la Loire ; Nul Homme n’est une île en 2017 nous faisait voyager en Europe à la rencontre de femmes et d’hommes épris de renouveau démocratique. Ce nouveau métrage est parti d’une idée de fiction au sujet d’un couple, du contraste entre la ville et la campagne, autour de questions existentielles abordant les manières de vivre et dans quel environnement. Mais le gave d’Oloron par ses enjeux et sa beauté va acquérir le rôle-titre et devenir la représentante de toutes ces rivières qui s’assèchent dans l’indifférence. De fait la fiction se mue en documentaire et les intervenants seront les amoureux de La Rivière. Pour la magnifier, le réalisateur a fait le choix du format 1.37 qui permet de resserrer le cadre.

Et quel bonheur, en ces temps d’ultracrépidarianisme, d’invasion d’experts autovalidés dans tous les domaines qui s’invectivent sur les chaines d’information continue ou les réseaux sociaux, que de passer 1h40 en compagnie de véritables passionnés et fins connaisseurs ! Quel bonheur que d’écouter dans un cadre (encore) enchanteur, des propos qui ne sont jamais virulents, caricaturaux et polémiques ! Quel bonheur que cet instant de pause didactique et de contemplation apaisée, oasis cinéphile entre les mailles tempétueuses d’un réseau qui nous sature de fake ou stress news ! Le pouvoir du cinéma s’effectue par le montage : ce film crée un nouveau réseau de fourmis œuvrant pour la reine liquide. Les personnages se répondent et se complètent au sein de La Rivière . Ils ont pu se retrouver par l’entremise du réalisateur pour un visionnage collectif. Le film illustre parfaitement l’imbrication du temporel et du spatial, dans une logique proustienne (et aussi des road-movies par exemple). Les changements s’opèrent sur le temps long : les scientifiques parlent de shifting baseline syndrome (glissement du point de référence).

Alors certes, l’abondance de chiffres et le vocabulaire scientifique, malgré de réels efforts d’explicitation, peuvent nuire à l’impact envers un grand public « noyé » sous les données. Mais cela est nécessaire et, contrairement à une image parfois véhiculée par les médias, met en avant les connaissances et la lucidité des intervenants. Ils connaissent intimement Mère Nature et leur travail de fourmis, leur altruisme minoritaire si peu mis en avant, en font de véritables héros du quotidien. C’est un sacerdoce, c’est une solitude, c’est un enseignement (belle scène de discussion entre étudiants) qui permettront de préserver notre Eden. Et c’est un travail de longue haleine et de l’ombre, pas un spectaculaire coup de marteau divin en pleine face d’une entité venue de l’outre-monde, qui nous sauvera ! La Rivière est un profond plaidoyer nous rappelant l’essentiel et la vanité des divertissements (on n’y comptera pas le cinéma dans toute sa diversité, belle échappée nécessaire pour endurer une morne réalité !).

Le topos du Paradis perdu est illustré de manière saisissante par la scène de l’homme marchant sur l’eau. Patrick Nuques, directeur du Parc national des Pyrénées, se rend compte avec stupéfaction que le niveau a tellement baissé qu’il est à présent possible de traverser à pieds. La symbolique est sidérante. Le film est l’équivalent d’une fiction pre-apocalyptique et les intervenants semblent voués à n’être que d’impuissantes Cassandres. Que sont devenues nos écrevisses ? devient, derrière son apparente futilité, une interrogation tragique. L’eau est l’élément baroque par excellence : le mystère lié à ses origines, l’invisibilité qui la caractérise, ainsi que celle de ses constituants, sa circulation qui est l’équivalent de notre propre réseau sanguin lui confèrent un statut sacré que nous devrions chérir. La métamorphose du monde ne doit pas être issue de l’empoisonnement lent dû à de micro-organismes (que le réalisateur classe dans l’« infra-paysage »). Là encore, nous nous ébahissons en masse devant les contagions dues aux morsures de zombies quand, autour de nous, d’invisibles entités tuent notre environnement à petit feu.

« Le cinéma sert à montrer que le monde est peuplé d’amis ». Cette citation de Roberto Rossellini mise en avant dans le film illustre le propos de celui-ci et le bonheur teinté d’optimisme que l’on ressent à sa vision. Ne vous en privez pas !

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