
Pina Bausch (1940-2009) est une des plus célèbres danseuses et chorégraphes, fondatrice du « Tanztheater » (théâtre de danse). Son travail porte sur l’anatomie du corps de chacun et son vécu spécifique au service d’un style unique et universel. Les Rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch (Tanzträume), un documentaire formidable réalisé en 2010 par Anne Linsel et Rainer Hoffmann nous en montrait l’application avec des adolescents. Dancing Pina de Florian Heinzen-Ziob nous présente deux groupes de danseurs issus du ballet de l’Opéra de Dresde et de l’École des sables de Dakar. Sorti le 12 avril 2023, il est à présent disponible en vidéo.
Le fait que les deux spectacles soient produits dans deux continents différents et que les danseurs soient issus de pays très variés permet d’accéder à des prises de paroles très variées et instructives et de souligner l’universalité du langage qu’est la danse. Plusieurs membres de l’École des sables expriment leurs difficultés en ce qui concerne les spécificités de la culture africaine, tout en mettant en exergue les distinctions nationales. La question du rituel ou des transes (comme dans la traditionnelle danse du feu) est ainsi abordée, mais l’enseignement de Pina Bausch ne s’appuyant pas sur une formation classique, le contrôle et le cérébral apparaissent comme des entraves à la spontanéité. Le parcours des danseurs n’a pas à être balisé : ce qui compte, c’est de savoir chuter et se relever. Une danseuse de la troupe allemande utilise l’expression de « nouveau vocabulaire » à apprendre, une nouvelle manière de se mouvoir où être soi-même prime sur le souci de l’élégance, sur l’aspiration à être compétitif. Un danseur africain qui, lui, a dû laisser sa famille, assimile que le don de soi, le sens du sacrifice dont il estimait dénués les Occidentaux peuvent s’accomplir sous l’égide des enseignements de Pina Bausch. L’imparfait et le vulnérable sont érigés en valeurs canoniques. Le film s’affirme ainsi comme un formidable plaidoyer illustrant nos semblables peines et nos communes luttes pour conquérir notre parcelle de bonheur.

L’écueil majeur est celui du pensum hagiographique, problème récurrent de moult biopics autorisés (ou non, mais réalisés par des proches, telle l’approche récente du parcours de Bernard Tapie dans la série éponyme de Netflix créée par…Tristan Séguéla : sans sombrer dans la complaisance éhontée, elle est tout de même pour le moins bienveillante) ou documentaires s’appuyant sur les témoignages. Dans le cas de Dancing Pina, et selon le vraisemblable et compréhensible souhait de la Pina Baush Fondation de son fils Salomon, on n’est pas loin de nous présenter une figure christique de don de soi sans frontières, d’écoute socratique et de désintéressement matériel. Son apôtre est la chorégraphe Josephine Ann Endicott dont chacune des paroles au sujet de sa mentor est une occasion de louer l’empathie et les bienfaits de la figure tutélaire. Il n’y aura pas une note discordante dans tout le métrage et le spectateur n’a d’autre choix que de croire que le milieu de la danse n’est qu’amour et humilité (on est aux antipodes d’un Showgirls de Paul Verhoeven, sorti en 1995, qui est une fiction ne décrivant pas le même milieu, mais qu’il est salutaire de revisionner après une telle déferlante de bons sentiments et d’hommages aux courages des uns et des autres). Certes, il s’agit ici essentiellement de montrer des troupes au travail et de transmettre, mais le discours épidictique est pesant.

Heureusement, le film met vraiment en avant les danseurs, leur passion, leur parcours. Le montage alterne entre leurs séances de répétition où toute leur fougue est exprimée par une mise en scène dynamique et leurs propos illustrant la symbiose entre leur être et leurs mouvements. Les confidences des artistes reviennent sur les préjugés ancestraux qui martyrisent les êtres épris d’une liberté que leur passion. Le genre ou l’origine n’y changent rien : partout le diktat d’un patriarcat moraliste et viriliste impose ses stigmates. Les danseuses africaines sont assimilées à des prostituées et subissent le rejet familial, la norme étant le mariage à 25 ans au plus tard afin de mettre au monde. Le danseur américain subit dès le plus jeune âge les moqueries (souvent homophobes): le syndrome Billie Elliot n’est pas prêt de s’estomper ! Toutefois, dans ce cas précis, le soutien du père peut être perçu comme l’espoir au fond de la boîte de Pandore de la masculinité toxique. Symboliquement, le jeune homme est toujours au bord du gouffre scénique, mais parvient à léviter.

Tragiquement, le poids du réel fait retomber les espérances nées des envolées poético-corporelles. Le COVID rince les protagonistes telle une douche froide écossaise après la satisfaction de cueillir les fruits de tant d’implication. Mais l’oasis se trouve dans le désert : le proverbe wolof cité rappelle que « quand on a transpiré, ça rentre dans la terre et ça reste ». Tel un flashforward, nous avions eu droit à une superbe scène de danse au bord de la mer à contre-jour. L’École des sables remet en marche le spectacle annulé à Dakar (on verra quelques images de celui en Allemagne) qui revit sur la plage et montre au monde les pays réunis dans un cercle : magnifique image à la portée allégorique indéniable.
Dancing Pina est un documentaire enthousiasmant sur la danse et son langage universel. Il permet la rencontre de passionnés de tous horizons dans lesquels chacun peut retrouver son semblable et se surprendre à questionner sa propre corporéité.
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