Sacha Guitry : Le maître des bons mots

‘’Tout homme est seul au monde. Mais ce n’est pas triste.’’

Autrefois immensément populaire, le nom de Sacha Guitry est désormais, dans l’imaginaire d’un certain public, synonyme d’un cinéma suranné où la fresque historique figée se mêle à des marivaudages vus et revus. Il n’en est pourtant rien et on ne remerciera jamais assez Les Acacias Distribution de ressortir en salles, en versions restaurées, onze films du maître : Ceux de chez nous, Le roman d’un tricheur, Mon père avait raison, Faisons un rêve, Le mot de Cambronne, Ils étaient neuf célibataires, Donne-moi tes yeux, Le Comédien, Le diable boiteux, Le trésor de Cantenac et La Poison. De quoi nous donner un beau panorama de toute la richesse d’un cinéma beaucoup trop sous-estimé où la modernité se fraye toujours un chemin entre les bons mots.

Sacha Guitry est avant tout un homme de théâtre. Son père, Lucien, était considéré comme l’un des plus grands comédiens de son époque et son ombre a toujours été penchée sur les épaules de Sacha. Que faire quand on veut devenir comédien alors que l’on est le fils de l’immense Lucien Guitry ? Sacha trouvera la parade en écrivant ses propres pièces et en les interprétant, seule manière de faire comme le père sans trop l’ombrager. Les deux hommes resteront cependant de longues années sans se parler avant de se retrouver, le fils écrivant pour le père de très beaux rôles qu’il reprendra lui-même bien des années plus tard. Lucien et Sacha ont entretenu une belle complicité et avaient de nombreux points communs : une passion totale pour le théâtre (ils ne se reconnaîtront qu’un seul dieu : le public) et un certain mépris pour les femmes (que l’on séduisaient volontiers mais qui n’étaient jamais plus importantes que l’art, au point que Sacha déclenchait parfois des disputes auprès de ses épouses – qui furent au nombre de cinq – simplement pour en faire des scènes de ses pièces). Sacha voua une telle admiration à son père qu’il gardait, bien longtemps après la mort de ce dernier, ses costumes de scène qu’il enfilait volontiers de temps en temps.

Faisons un rêve (1936)

Dramaturge prolifique (il lui arrivait de travailler près de 15h dans la même journée), charmeur né, collectionneur compulsif, dialoguiste hors pair adepte des traits d’esprit les plus fins quitte à les recycler dans son travail (‘’un assassin c’est un voleur qu’on dérange’’, réplique entendue dans Faisons un rêve et La Poison), grand admirateur de Molière mais pas de Shakespeare (‘’qu’est-ce qu’ils peuvent m’agacer avec leur Shakespeare !’’ dira-t-il souvent), il devint rapidement une immense vedette du théâtre. Et le représentant d’un certain style reconnaissable entre mille où les décors et les personnages sont, il est vrai, assez similaires : les salons sont richement décorés (souvent avec les propres affaires de Sacha ou avec des meubles qu’il récupèrera pour chez lui plus tard), les couples bourgeois se trompent mutuellement sous l’œil des domestiques et les dialogues sont brillants, Guitry se réservant généralement les plus remarquables d’entre eux. C’était un artiste qui ne se reconnaissait qu’une ambition, celle de toujours plaire à son public. Guitry n’a pas de ‘’message’’ à faire passer, son seul engagement dans son art, c’est celui de divertir.

On aura essentiellement reproché deux choses à Sacha Guitry : sa misogynie et son attitude pendant l’Occupation. Volontiers séducteur (ses mariages et ses liaisons le prouveront), il est vrai que Guitry ne nourrit pas pour la femme le même regard que sur ses camarades masculins. Pour lui, la femme est volage, sa façon d’aimer est différente et surtout elle vieillit mal (ce n’est pas pour rien que quatre de ses femmes seront plus jeunes que lui). Jamais dans l’œuvre de Guitry on ne trouve une femme âgée à qui l’on dit un mot gentil et il n’hésite pas à être caustique avec elles : ‘’Jeunes elles nous trompent, vieilles elles ne veulent pas être trompées’’ peut-on entendre dans Mon père avait raison. Prêt à tout pour obtenir les faveurs de la femme qu’il courtise, Sacha Guitry est quelqu’un de jaloux, se servant de ses relations pour écrire ses pièces, y faisant d’ailleurs jouer ses propres épouses. Il agit avec les femmes comme son père avant lui mais il n’en demeure pas moins étonnamment lucide sur ses propres sentiments comme quand il fait dire à une femme la phrase suivante au personnage principal (qu’il incarnait bien évidemment) de la pièce N’écoutez pas mesdames les mots suivants : ‘’Tu donnes de mauvaises idées aux femmes en leur parlant comme à des reines tant que ça va bien, et en les traitant comme de la boue dès que ça va mal. Parce que même quand tu nous aimes, tu sais, ça se voit que tu nous méprises.’’ La première personne qui comptait pour Sacha Guitry était effectivement Sacha Guitry. Ce qui ne l’empêche pas d’offrir aux femmes de très beaux rôles (notamment celui de Geneviève Guitry dans Donne-moi tes yeux), de filmer leur beauté, leur tendresse et leurs espoirs mais toujours de son regard très masculin : chez Guitry, le désir et le jeu de séduction (impulsés par l’homme) ont plus d’importance que le mariage, régulièrement vilipendé et moqué (‘’on finit souvent les comédies sur un mariage alors qu’en vérité c’est une tragédie qui commence’’).

Le Comédien (1947)

Quant à son attitude durant l’Occupation, qui lui causa deux mois de prison à la Libération (dont il tira un récit sobrement intitulé 60 jours de prison), elle est problématique dans son aveuglement politique. Sacha Guitry fut en effet jugé par ses pairs pour son admiration malvenue envers Pétain (au point de faire publier en 1942 un livre d’art sur les grands personnages de France intitulé De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain dont Pétain lui-même dit que ça allait lui poser des problèmes…) et pour le maintien de son luxueux train de vie alors que tout était rationné et que certaines personnes crevaient de faim. Guitry n’a jamais été collaborateur (il détestait l’Allemagne depuis longtemps, au point de refuser que ses pièces se jouent là-bas) mais il ne voyait pas pourquoi, en temps de guerre, il ne devrait pas accomplir son devoir d’artiste et continuer à monter ses pièces. Si cela impliquait de frayer avec l’occupant et d’utiliser son statut pour que le travail puisse se poursuivre, ainsi soit-il. Et bien qu’il négocia la libération de quelques prisonniers de guerre en échange de certaines faveurs, ses proches confieront bien volontiers qu’il n’avait aucun sens politique et qu’il ne voyait guère plus loin que le bout de son nez durant cette période charnière. Pas résistant mais pas collabo non plus, Sacha Guitry paiera cher cette attitude cavalière et déconnectée de la réalité, jugée d’autant plus durement par quelques jaloux qui n’ont jamais pardonné au dramaturge ses immenses succès et son omniprésence sur la scène parisienne.

Mais venons-en aux films qui nous intéressent aujourd’hui. Comment Guitry, qui fut longtemps farouchement opposé au cinéma en vint à la réalisation dans les années 30 ? Pour lui, qui disait que ‘’sur scène l’acteur joue, sur l’écran il a joué’’, c’était certainement une façon de passer à la postérité. La transposition de ses pièces à l’écran lui permettait de les retravailler (il fit disparaître de Faisons un rêve son quatrième acte), de les réinterpréter et d’explorer peu à peu les différentes possibilités offertes par le cinéma, au point ensuite d’écrire des scénarios originaux.

Ceux de chez nous (1915)

Le premier essai cinématographique de Sacha Guitry fut d’abord documentaire, avec Ceux de chez nous qu’il tourna en 1915. Grand admirateur des contemporains de son époque, il désirait avec ce film faire ‘’une encyclopédie nouvelle selon ses goûts.’’ C’est ainsi qu’il filma (au travail de préférence) des talents tels que Sarah Bernhardt, Anatole France, Auguste Renoir, Octave Mirbeau, Auguste Rodin, Edmond Rostand ou encore Camille Saint-Saëns. Une façon pour lui de graver à jamais sur pellicule tous ces grands artistes puisqu’à l’époque, la fiction cinématographique ne l’intéresse pas encore (il faut dire que du Guitry muet, ça aurait été compliqué).

Le grand acte de naissance cinématographique de Guitry peut être considéré comme Le roman d’un tricheur, adaptation de son livre Mémoires d’un tricheur qu’il réalise en 1936. C’est un film d’une grande modernité que l’on est en droit de considérer comme son chef-d’œuvre et qui montre combien Guitry avait un formidable don pour le cinéma, loué aussi bien par Orson Welles que par François Truffaut. Ainsi Le roman d’un tricheur est un film accompagné en permanence de la voix-off de son narrateur qui en vient jusqu’à doubler personnellement les dialogues de sa propre vie. La voix de Guitry en personne, suave et délicate, nous accompagne ainsi pendant 1h20 pour nous conter la trajectoire d’un homme qui se fit tricheur car sa malhonnêteté enfant lui avait sauvé la vie : privé de dîner parce qu’il avait volé de l’argent dans la caisse de ses parents, il échappa au repas familial qui causa la mort de tous ses proches à cause de champignons vénéneux. Dès lors, il triche et nous donne à voir toutes ses aventures. L’irrésistible voix de Guitry nous berce, les phrases cultes pleuvent et surtout la caméra est d’une mobilité assez ahurissante pour l’époque, malicieuse complice de la voix-off, créant parfois un savoureux contrepoint. Le roman d’un tricheur se targue alors d’un joli paradoxe : pour un film entièrement raconté, il n’en demeure pas moins d’une étonnante richesse visuelle.

Le roman d’un tricheur (1936)

On a également souvent craché sur le cinéma de Guitry en clamant qu’il ne faisait que du théâtre filmé. C’est faux. S’il privilégie toujours les longs plans pour mieux capter le jeu de ses comédiens (de préférence le sien) et leur laisser de l’espace, il ne fige jamais sa mise en scène. Ainsi, le monologue du second acte de Faisons un rêve, immense morceau de bravoure de plus de vingt minutes dans lesquelles le personnage de Guitry fantasme sur l’arrivée de la future maîtresse puis s’inquiète de son retard, trouve dans son adaptation cinématographique un sommet de fluidité puisque la caméra accompagne en permanence les mouvements du personnage afin d’en mieux saisir l’énergie débordante. Même chose dans Donne-moi tes yeux, mélo échappant à la mièvrerie par la malice de ses dialogues et par une mise en scène inventive, notamment une séquence de déambulation nocturne où l’on filme uniquement les pieds et le halo de la lampe torche éclairant le trottoir – comme quoi la poésie peut survenir n’importe où.

Facétieux, Guitry s’amuse également à explorer les possibilités du médium qu’il utilise. C’est ainsi qu’il commente souvent ses propres génériques (Le roman d’un tricheur, La Poison), qu’il invite les personnages de son film à le rencontrer en personne dans Le Trésor de Cantenac ou qu’il se met en scène dans Le Comédien en jouant à la fois son propre rôle ainsi que celui de son père dans un film hommage particulièrement savoureux qui dit toute l’admiration que Sacha nourrissait pour Lucien et qui raconte beaucoup sur son rapport aux acteurs, au texte et au public.

Donne-moi tes yeux (1943)

S’il entend divertir avant tout, Sacha Guitry se livre néanmoins à travers ses films. Mon père avait raison et Le Comédien sont ainsi de merveilleuses déclarations d’amour à son père quand la plupart de ses œuvres critiquent le mariage avec une acuité forcément due à l’expérience. Il n’est pas interdit non plus de penser qu’avec Donne-moi tes yeux réalisé en 1943 durant l’Occupation, Guitry conscientise son propre aveuglement face à la situation en jouant un sculpteur atteint de cécité. Nul doute en tout cas qu’il se projette énormément en Talleyrand dont il raconte le parcours dans Le diable boiteux en 1948. Talleyrand, en effet, était un génie politique charismatique qui n’avait que dans seul intérêt de servir la France et non un souverain : c’est ainsi qu’il a travaillé autant pour Napoléon Bonaparte que pour Louis XVIII et Louis-Philippe sans se soucier de parfois passer pour un traître. On reconnaît bien là Guitry, qui avait beaucoup d’orgueil (quand on l’accusa d’intelligence avec l’ennemi à la Libération, il répondit ‘’je crois, en effet, n’en avoir pas manqué’’) et qui entendait prouver ici que comme Talleyrand il avait tâché de tirer le meilleur d’une situation difficile. Comparaison hasardeuse, loin de donner son meilleur film mais qui explique beaucoup le personnage.

Comme le souligne Nicolas Pariser dans le livret accompagnant la ressortie des films en salles, la filmographie de Sacha Guitry se compose essentiellement de trois catégories : les adaptations de ses pièces, les œuvres historiques et les comédies noires. Si l’œuvre historique est celle par laquelle j’ai personnellement connu Guitry (avec Si Versailles m’était conté, découvert avec mon grand-père, puis Napoléon et Si Paris nous était conté), elle est peut-être la moins intéressante, étouffée par un classicisme un peu figé et une admiration envers les figures historiques l’empêchant d’avoir un total recul sur ce qu’il raconte. Fresques irrésistibles au casting prestigieux mais, pour le coup, un peu datées, elles ont ce charme suranné que l’on reproche beaucoup à Guitry mais qui ne s’applique qu’à une poignée de ses films, restant au demeurant très sympathiques.

La Poison (1951)

Guitry mettra plus de temps à venir à la comédie vraiment noire et il lui fallut certainement l’expérience amère de son traitement à la Libération pour qu’il y vienne. Peu de films dans le lot mais à noter le génial La Poison, féroce charge contre le mariage et la justice. Paul Braconnier et sa femme se détestent et chacun d’entre eux songe à assassiner l’autre. Paul décide de passer à l’acte, non sans consulter un avocat se vantant d’avoir acquitté tous ses clients. Il effectue une fausse confession à l’avocat et se fait alors une bonne idée de tout ce qui pourrait jouer en sa faveur au tribunal. Il applique ainsi à la lettre tous les conseils de son avocat, tue sa femme, fanfaronne au procès et sera acquitté. Un Guitry de haut vol, plus acerbe et plus amer mais décidé à montrer qu’il est toujours au sommet.

Ainsi, le dramaturge et cinéaste aura parfaitement passé les époques et aura eu raison, dans son travail, de ne pas céder à la mode. De fait, si son œuvre est datée par ses dialogues remarquablement soignés, certaines de ses expressions (‘’Dame !’’) et ses décors, elle n’en demeure pas moins intemporelle. D’une part, parce qu’elle est moderne visuellement (on met au défi une comédie française actuelle d’avoir plus de verve et de dynamisme qu’un de ses films) et de l’autre parce qu’elle l’est thématiquement. Les rapports à la séduction, aux femmes, au couple et à l’adultère sont teintés de misogynie mais ils n’en gardent pas moins un fond de vérité dans cette grande difficulté que cela est d’être en couple et de désirer quelqu’un. Quant à ses rapports au père, à l’art et au monde, ils témoignent d’une acuité et d’une sensibilité remarquables. Il n’est donc pas absurde d’avoir appelé cette rétrospective en 11 films ‘’Le génie Guitry’’ tant il en était un, indiscutablement, et il faut vraiment le redécouvrir pour enfin lui offrir la place qu’il mérite dans l’Histoire du Cinéma.

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