L’abbé Pierre – une vie de combats : Pénitence des biens lotis

Voilà un peu plus de 10 ans que l’Abbé Pierre, personnalité préférée des Français pendant des années, s’est éteinte. La dernière itération d’une fiction sur la vie d’un tel homme remonte à 1989 et traitait spécifiquement du fameux hiver de 1954 où son discours avait réussi à embraser un élan de solidarité jamais vu auparavant. Avec ce titre éponyme, l’ambition du nouveau film de Frédéric Tellier après les succès de Sauver ou Périr, Goliath ou L’affaire SK1, est de marquer plus définitivement la vie de cette icône de l’histoire politique française sur grand écran en abordant toutes les épreuves qu’il a traversées, de sa jeunesse chez les Capucins jusqu’à sa mort. Avec un budget confortable, la recréation de cette France d’après-guerre rongée par la misère épate autant qu’elle émeut. Difficile de croire que notre pays était capable de laisser des familles entières dormir dans le froid de la rue sans sourciller, et pourtant… Le parallèle avec la situation migratoire actuelle ne manquera d’ailleurs pas d’être fait, car c’est ici que se place le curseur politique du projet : montrer une grande personnalité “de gauche”, bien consciente de son statut de privilégié, se battre corps et âme pour le démuni, celui qui n’a rien, celui qui ne veut pas tout, celui qui veut juste un peu, le strict nécessaire pour vivre décemment. Et dans ces temps toujours plus ombragés par l’incertain et le doute quant aux valeurs fondamentales de nos démocraties, la détermination de l’Abbé Pierre peut être une boussole sur ce qu’il demeure juste de faire, quel que soit le contexte.

Il est essentiel de louer le travail des départements maquillage et effets spéciaux ainsi que la prestation remarquable de Benjamin Lavernhe, tant cet engagement permet de redonner vie à ce qui n’est plus. L’acteur interprète cette figure mythologique de ses vingt ans à ses quatre-vingt-dix avec une ressemblance presque dérangeante. Il suffit de mettre côte à côte une photo de tournage et une véritable photo de l’époque pour s’en rendre compte. De légères retouches permettraient de fondre la fiction dans la réalité avec aisance. Alors que le rajeunissement numérique est le centre de nombreux débats, le naturel avec lequel Lavernhe est vieilli demeure impressionnant. Jamais on ne sent le maquillage ou la prothèse, pas plus que les retouches numériques qui les accompagnent. Lavernhe arrive à moduler son jeu en fonction de son âge, ralentissant au fur et à mesure ses gestes au profit d’actions plus contrôlées, néanmoins portées par la même énergie d’aide et d’amour. Une seule scène vers la fin du film nous sort de la prestation quasiment parfaite de l’acteur sur ce point. Emmanuelle Bercot peine malheureusement à convaincre. Elle, si émouvante dans Goliath, s’enferme dans une attitude monolithique pas franchement émouvante comparée à l’importance cruciale de Lucie Coutaz dans la vie de l’Abbé Pierre. À la fois bras droit, confidente et amie, cette femme rencontrée pendant la période résistante de celui qui s’appelait encore Henri Grouès, a littéralement créé le nom de l’Abbé Pierre en lui donnant une fausse identité pour échapper à la police nazie. Leur relation aussi complémentaire qu’honnête, proche d’un amour platonique, est retranscrite dans de nombreuses scènes de complicité où ces deux êtres, capables de se comprendre mieux que personne, se rendent tour à tour la pareille. Dans une autre vie, ce couple atypique aurait pu devenir famille, mais cette famille, ils l’ont finalement fondé avec la communauté Emmaüs et l’héritage qui en a découlé. L’abbé Pierre a tout donné, toute sa vie, a fait plus que tous les politiques de son époque, et pourtant, ce n’était jamais assez, rappelant le fatalisme final d’Oskar Schindler dans le film de Spielberg, où celui-ci se rend compte qu’en vendant sa voiture ou sa montre, il aurait pu sauver plus de gens. Pour ces deux hommes, l’humain prime sur tout.

L’Abbé Pierre : une vie de combats tombe malheureusement dans le piège de nombreux biopics en voulant traiter un nombre trop important d’événements dans une durée finalement limitée. Les créateurs de Tapie l’ont bien compris en déclinant la vie du célèbre homme d’affaires en mini-série. Même avec cette largeur, ils ont limité les périodes traitées pour se concentrer sur l’essentiel de ce qu’ils voulaient raconter. Or, ce qu’il manque dans le film de Frédéric Tellier, c’est un véritable point de vue sur le personnage de l’Abbé Pierre qu’on sent présent, mais tellement dilué qu’il devient illisible. Les décennies s’enchaînent à une telle vitesse qu’on a à peine le temps d’emmagasiner la somme d’informations dépeintes à l’écran. Les coupures dans un scénario qu’on devine plus dense se font régulièrement sentir sans nuire à la compréhension du récit. L’utilisation d’images d’archives pour ellipser certains pans de l’histoire parait néanmoins grossier, ou en tout cas déconnecté de la forme intime prise par le reste de la narration. Il en est de même pour les Split screen lors des différentes scènes de discours dont on a bien du mal à en dégager la substantifique moelle. Parler de fiche Wikipédia filmé ne serait pas non plus rendre justice au film qui recèle de belles idées de cinéma, comme ces moments dans lesquels le meilleur ami de l’Abbé Pierre, mort pendant la grande guerre, lui apparaît à la fin de sa propre vie. Avec un tel mythe, ancré à la fois dans l’histoire de la France, et celle de sa société, il était difficile de ne pas hériter d’un projet passionnant, au moins intellectuellement parlant. Frédéric Tellier réussit à relever ce défi loin d’être évident (reconstitution, maquillages, scènes de foules…) avec l’efficacité déjà présente dans ces précédentes œuvres. La réussite la plus marquante se trouve dans la séquence de l’hiver 1954, profondément émouvante et puissante dans le contexte du récit. Néanmoins, ce film de commande a du mal à s’inscrire dans sa carrière et pâtit d’une mise en scène manquant de profondeur malgré une magnifique lumière de Renaud Chassaing. Pas aussi présente qu’espéré avec un tel projet, la musique ne sublime pas non plus ses images qui peinent encore à marquer les rétines.

Qu’il est agréable de voir que la France arrive enfin à trouver des axes pour traiter son passé, souvent trop sensible ou mal considéré pour daigner être porté sur nos écrans. L’abbé Pierre est emblématique de la période de l’après-guerre, que ce soit dans ses mentalités avec la présence encore importante du catholicisme dans la population et un idéalisme propice au courage, ou dans son imagerie, celle des camps de fortune et des actions chocs à la radio et la télévision. L’abbé Pierre était une star. Convoité par les femmes, il résista avec ardeur à la tentation. Le film ne se cache d’ailleurs pas pour aborder ses parts plus controversées comme son soutien aux causes communistes en Amérique du Sud. Avec ce nouveau film, la fondation Abbé Pierre ne pouvait espérer plus bel hommage à cette figure humaniste torturée par les démons de sa propre richesse passée. 

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