Killers of the Flower Moon : Une tragédie américaine

Avec Steven Spielberg, Martin Scorsese est le seul cinéaste ayant fait décoller sa carrière dans les années 70 et à avoir maintenu de bout en bout une productivité régulière ainsi qu’une profonde cohérence dans sa filmographie, le tout sans jamais tomber dans le piège du cinéaste râleur et vieillissant ne pouvant plus monter ses films. S’il critique parfois avec un peu trop d’insistance Marvel et ses films préfabriqués, il le fait avec des arguments qui tiennent la route (avec lesquels nous sommes d’accord, soit dit en passant) et qui, surtout, ne font pas de lui un vieil aigri. Ce qui anime encore Scorsese, c’est la passion pour le Cinéma qu’il a toujours défendu ardemment, à la fois cinéaste cinéphile et passeur de mémoire, comme l’était Bertrand Tavernier chez nous. C’est certainement par cette passion qu’il trouve la force de se battre pour encore faire des films, sans pour autant réduire ses ambitions : la preuve avec Killers of the Flower Moon et son budget faramineux de 200 millions de dollars, qui n’aurait pu se monter sans le soutien de Apple, firme ayant eu la bonne idée de privilégier une sortie salles avant de récupérer le long métrage pour sa plate-forme.

Et quel bonheur de découvrir à nouveau un Scorsese au cinéma, sept ans après la sortie de son superbe (mais exigeant) Silence, The Irishman étant passé par la case Netflix en 2019. On aurait d’ailleurs pu penser que ce dernier film était le chant du cygne du réalisateur, tant il convoquait les figures de gangsters du passé dans une sorte de long requiem funèbre. Nous avions pour notre part beaucoup aimé le film mais pour reprendre l’expression de notre estimé collègue Thomas Chalamel, il est vrai ‘’qu’il sentait un peu la naphtaline.’’ D’où la surprise, fort agréable, de constater que le Maestro en a encore sous le capot avec cette immense fresque de 3h30 revenant sur une page sombre de l’Histoire américaine et réunissant pour la première fois devant sa caméra ses deux acteurs fétiches.

Nous sommes en 1920 dans l’Oklahoma. Le peuple Osage, expulsé de ses terres natales, vit sur un territoire que le gouvernement des États-Unis lui a donné et sur lequel il a trouvé du pétrole. Les Osages se retrouvent ainsi vite fortunés et bien que leur argent soit régulièrement sous la tutelle des Blancs, ils attirent la convoitise en se promenant en ville avec leurs beaux habits et en se faisant conduire en voiture par des Blancs. William Hale, éleveur de bétail influent aimant s’autoproclamer ami des Osages, entend surtout récupérer une bonne partie de la fortune de l’or noir, quitte à magouiller et à faire assassiner ses ‘’amis’’ quand cela l’arrange. C’est pour cela qu’il pousse son neveu Ernest Burkhart à épouser Molly, à la tête d’une petite fortune avec sa mère et ses trois sœurs. Benêt semblant incapable de prendre une décision tout seul, tiraillé entre l’amour qu’il porte à sa femme et l’influence que son oncle exerce sur lui, Ernest ne va pas tarder à plonger dans une terrible spirale de violence…

Adaptation de La note américaine, livre de non-fiction (passionnant) écrit par David Grann, Killers of the Flower Moon détient l’excellente idée d’en changer le point de vue. Alors que le livre était centré du côté de l’enquête du FBI, s’imposant comme un récit aussi palpitant qu’un polar révélant peu à peu les affreux secrets de William Hale, le film préfère transformer Ernest en son personnage principal. De fait, il est beaucoup plus scorsesien que Tom White, l’agent du FBI intègre à qui l’excellent Jesse Plemons prête ses traits. En effet, Burkhart est un paradoxe à lui tout seul, personnage rempli d’ambiguïté dont le film nous assure d’une seule chose : il aime sincèrement Molly. Ce qui ne l’empêche pas, sous la houlette de son oncle, de comploter pour assassiner ses belles-sœurs et d’empoisonner à petit feu sa propre femme en lui injectant de l’insuline trafiquée pour son diabète. Jamais le scénario (co-écrit par Scorsese et Eric Roth) ne tranchera sur les actes d’Ernest. C’est un personnage à la fois naïf et grotesque, semblant incapable de réaliser les atrocités qu’il commet (ou qu’il fait commettre), horrifié par ses propres actions quand il n’est pas carrément dans le déni. Pantin manipulé à moitié conscient de ce qu’il fait (ce qui occasionne des scènes très noires mais très drôles avec son oncle), n’osant vraisemblablement pas s’avouer la part qu’il joue dans les tueries familiales, Ernest Burkhart personnifie l’Amérique : violente mais dans le déni de ses propres actions criminelles envers les autres, préférant regarder ailleurs pour son propre petit confort…

Le film rejoint ainsi tout un pan du cinéma de Martin Scorsese en auscultant combien l’Amérique s’est construite dans une violence permanente ; le pays n’était ni plus ni moins aux mains de gangsters dont le réalisateur a toujours scruté la bêtise, la décadence et la cupidité. Ici, William Hale apparaît comme le plus affreux des salauds de la filmographie du cinéaste : faussement bienveillant, parfaitement hypocrite, il est prêt à tout (y compris assurer un de ses ‘’amis’’ pour mieux le faire tuer après) pour amasser le plus d’argent et de pouvoir possible. Cynique en diable, dangereux dans sa banalité du mal et son racisme ordinaire, Hale est campé par le Robert De Niro des grands jours, acteur que l’on n’avait pas vu aussi excellent depuis fort longtemps. Il impose rapidement la malveillance de son personnage sous des dehors affables et se montre retors jusqu’au bout. Face à lui (leurs scènes sont particulièrement savoureuses), Leonardo DiCaprio se montre une fois de plus excellent. L’acteur a beau cabotiner (en affichant ici un accent à couper au couteau et une mâchoire quasi-empruntée au Marlon Brando du Parrain), il ne perd jamais de vue la profondeur et la justesse émotionnelle de son personnage, contribuant largement à le rendre fascinant dans son ambivalence jusqu’au moment où il devra faire sien le mantra du personnage scorsesien par excellence, prononcé par Harvey Keitel dans Mean Streets : ‘’You don’t make up for your sins in church. You do it in the streets. You do it at home. The rest is bullshit and you know it.’’ Mais c’est bien Lily Gladstone, que l’on avait découverte chez Kelly Reichardt, qui s’impose comme le cœur du film. Elle a la partition la moins grandiloquente mais la plus émouvante, portant sur ses épaules le poids de la souffrance du peuple Osage, assassiné pour satisfaire l’avidité de l’homme blanc. Elle-même d’ailleurs trouve un rôle ambivalent tant il paraît impossible que Molly ne réalise pas les actes terribles que commet son mari, qu’elle aime cependant sincèrement elle aussi. Mais que peut faire l’amour face à la haine, la violence et la cupidité ?

Véritable tour de force narratif (les ellipses temporelles sont effectuées avec un sens du montage assez ahurissant), fresque renouant avec la tradition du grand roman américain tout en convoquant un certain imaginaire lié au western, Killers of the Flower Moon pâtit certes d’un rythme un peu lent, exigeant du spectateur une attention maximale. La première heure mettant en place tous les pans de l’intrigue s’avère certes nécessaire mais un brin laborieuse, laissant craindre que le grand film que l’on souhaitait voir nous échappe. Il n’en sera rien puisque Scorsese fait ensuite s’emballer la machine pour ne plus nous lâcher, ajoutant une tension supplémentaire avec l’arrivée du FBI, au bout de deux heures de film.

Rythmé par la musique du regretté Robbie Robertson, Killers of the Flower Moon finit donc par s’imposer comme un grand film, un chant funèbre, celui d’un peuple et d’une nation que l’on assassine sans sourciller et sans prendre la peine de se regarder en face. C’est aussi l’élégie d’un certain Cinéma qui disparaît peu à peu, remplacé par des franchises, des suites de suites et des spin-off de préquelles, et dont Scorsese se fait le chantre. Nul doute que sans son prestigieux nom accolé au projet, le film aurait eu du mal à voir le jour (ça a déjà été le cas) et Scorsese entend bien, à l’heure où il a déclaré avoir bien conscience qu’il ne lui restait potentiellement qu’un ou deux films à faire, montrer une fois de plus son amour au cinéma dans un élan parfaitement touchant, affirmant sa profonde croyance en la fiction et son pouvoir, qui peut autant servir de divertissement que de devoir de mémoire. À ce titre, l’épilogue, astucieux et profondément émouvant, se substituant aux habituels cartons de fin expliquant le destin des protagonistes est un petit tour de force et ce n’est absolument pas une coïncidence si Scorsese en personne se donne le mot de la fin dans toute sa simplicité et dans toute la tragédie qu’il renferme. Un seul mot nous reste en tête à la fin de la projection : immense. Aussi bien le film que Martin Scorsese.

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  1. Édito – Semaine 46 -

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