
War Pony, le film américano-britannique réalisé par Riley Keough et Gina Gammell, avec Bill Reddy et Franklin Sioux Bob comme coscénaristes, sorti le 10 mai 2023 est disponible en DVD (éditeur Blaq Out). Retour sur un métrage révélateur de l’envers du décor américain.
Bill, 23 ans et Matho, 12 ans (interprétés avec grâce par Jojo Bapteise Whiting et LaDainian Crazy Thunder), de la tribu Oglala des Lakotas, vivent dans la réserve indienne de Pine Ridge dans le Dakota du Sud. Le « rêve américain » ne leur semble qu’un inaccessible mythe fallacieux, enfermés qu’ils sont dans l’hostilité d’une société les laissant sur le bas-côté de la voie de l’émancipation. Leur lutte maladroite et impulsive nous livre un double portrait en action attachant et d’une grande justesse. Le film, présenté dans la section « Un certain regard » du festival de Cannes 2022, a remporté la Caméra d’or. Au Festival de Deauville 2022, lui ont été attribués le Prix du jury et le Prix de la révélation. Riley Keough, petite-fille d’Elvis et de Priscilla Presley, égérie de Christian Dior en 2005, récemment vue (en 2015) dans le chef d’œuvre de George Miller Mad Max: Fury Road et Gina Gammell en sont les coréalisatrices. Le film a trouvé sa genèse lors du tournage d’American Honey (Andrea Arnold, 2016) au cours duquel Riley Keough a rencontré Bill Reddy et Franklin Sioux Bob, natifs américains qui étaient figurants dans le film.

Réalisme et satire de la société américaine sont donc au rendez-vous, les natifs américains étant confrontés à des obstacles similaires à ceux que rencontrent les Afro-Américains ou les « white trash » : misère économique et culturelle, absence de perspectives dans un système stratifié, addictions en tous genres… La colonisation de leurs terres riches en mines et en or et leur confinement dans des réserves aux terres arides sont au cœur de cette ethnofiction qui dénonce in situ la clôture d’un milieu dans lequel évoluent nos deux héros d’un anti-western aux règles captieuses. La décrépitude de l’Eden américain, est illustrée dès le début du film par la vision d’un vieil homme effectuant sa prière, image mélancolique pour signifier le délitement des valeurs et des codes ancestraux (le joint a remplacé la pipe sacrée, la vulgarité langagière s’est substituée au dialecte des Lakotas, le troc des voitures et des Playstation 4 est devenu le rituel d’une jeunesse dévoyée…). Le nouveau dieu des lieux est un fermier, figure surplombante et dispensatrice de mort, trafiquant de chair humaine comme de chair animale, prédateur des Indiennes et exploiteur de leurs enfants. La soirée tragique, où l’aspect carnavalesque n’est qu’un leurre ne permettant en aucun cas le renversement des hiérarchies, est une illustration désabusée du statisme systémique qui broie les volontés.

Néanmoins, War Pony est un film lumineux, grâce notamment au chef-opérateur David Gallego, car la volonté de Franklin Sioux Bob était d’éviter à tout prix la « pornographie de la pauvreté », alors que Bill Reddy refusait les plans caméra à l’épaule. Ainsi, nous avons droit à de beaux panoramiques et travellings à même de restituer la magnificence des grands espaces. Ceux-ci sont autant de terrains de jeu, dans le contexte d’une vision qui se veut ludique et non misérabiliste, avec des séquences hilarantes comme le sauvetage du caniche enlevé et surveillé par une dangereuse gardienne ou l’exaltante libération des dindes qui s’ébrouent joyeusement au beau milieu des habitations. Changer la boue en or est une nécessité. Ainsi les familles se recomposent, sous l’égide des grands-mères qui peuvent prendre le rôle de marraines, en lieu et place des parrains au sens mafieux du terme ou en dispensant tendresse et attention dans la chaleur d’un foyer dénué de violence. Le passage des funérailles est parcouru d’une énergie débordante déployée par les embardées de la caméra qui restituent l’ardeur de tout un peuple.

Le scénario a pour source un patchwork d’histoires locales muté en un récit ambitieux se basant sur deux générations Lakota : un jeune garçon et un jeune homme incarnant le présent et le passé de Bill Reddy et Franklin Sioux Bob, les deux coscénaristes. La fascinante frontière de l’adolescence est un thème moult fois traité sur grand écran : cette période indécise est ici scindée entre Matho, traversant les espaces à vélo, aux naïves amourettes, qui veut agir comme les grands, reproduisant le modèle paternel, y compris en ce qui concerne l’usage et le commerce de la drogue et Bill, le dealer dans son véhicule enfumé, papillonnant entre deux femmes, au regard empreint de la nostalgie du paradis perdu. L’un comme l’autre sont confrontés à la voracité du Saturne adulte dévorant enfance et insouciance. Le principe peut évoquer la cultissime série The Wire/Sur Ecoute de David Simon (2002-2008) qui, au cours de sa quatrième saison, mettait en parallèle avec virtuosité des élèves et des figures adultes qui représentaient, selon un registre tragique, leurs fatals devenirs. Les destins parallèles de ces figures zoliennes sont exposés par le montage du même nom, en dévoilant les portraits par petites touches impressionnistes (les personnages ne se croisant qu’à deux reprises) : le montage les relie par la musique, par les motifs (comme les masques ou l’alcool lors de la soirée tragique), par le mouvement…

Certes, comme dans la série, l’adolescence est partiellement montrée sous le prisme de la délinquance juvénile, avec son lot de trafics et d’addictions, jouissance de l’initiation et euphorie dérivant de différentes substances étant d’ailleurs fortement imbriquées. Mais on retiendra plutôt la douceur avec laquelle sont traités les deux protagonistes, classiques enfants sans père ou avec père peu affectueux. La scène de rencontre qui survient à la fin du métrage est d’une poignante humanité : le plus âgé endosse le statut de père aimant auprès du plus jeune (alors qu’il n’est pas vraiment un modèle en ce qui concerne sa propre progéniture), faisant montre d’une empathie inédite pour ce dernier ; Matho va alors évoluer du mutisme méfiant de la bête blessée à la confiance naïve de l’enfant préservé de l’horreur du monde dans cette oasis imprévue. Cette union des éprouvés à capuche rouge s’opérera avec une simplicité touchante par la confection d’un sandwich au beurre de cacahuète et à la confiture. Pour les réalisatrices, « le cinéma est l’opportunité de regarder les êtres humains dans leur complexité […] de ressentir de l’empathie pour ce genre de personnage » : leurs choix narratifs et formels illustrent parfaitement leurs intentions.

On constate et apprécie la présence d’une belle distribution animalière (annoncée par le titre), dont on peut souligner la portée symbolique. Le plus mystérieux et emblématique est l’onirique bison (bien réel, mais aux apparitions teintées de fantastique) qui évoque la vitalité ancestrale et la robuste spiritualité du peuple Lakota. A la fois réminiscence d’une vie sauvage et motif totémique de la culture amérindienne, il est rencontré au début du film par Bill, juste avant l’arrivée de la bande de Matho et, beaucoup plus tard, par ce dernier avant qu’il ne prépare un feu purificateur. En effet, l’accident de voiture ayant entraîné la mort d’une biche peut être envisagé comme la fin de l’innocence, mais aussi l’amorce d’une prise de conscience salutaire et l’aspiration à sortir du marasme des petits trafics. Le caniche de Bill, comme, à un niveau plus industriel, les dindes du fermier, illustrent les schémas de domination et d’exploitation en cours dans la réserve, où le corps n’est plus qu’une entité de production. En contrepoint, l’âne placide et stoïcien qui est aperçu à différents moments du film rappelle aux cinéphiles ceux des chefs d’œuvre Au Hasard Balthazar de Robert Bresson (1966) et EO de Jerzy Skolimowski (2022).
Film essentiel pour sa portée ethnographique et sa vision à la fois désenchantée et enjouée, War Pony est chaudement recommandé à celles et ceux qui désirent découvrir les microcosmes peu médiatisés de l’Amérique contemporaine.
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