
Revenons, le temps d’un article, sur un cinéaste auteur de trois longs métrages en tout point remarquables : Hlynur Pálmason, réalisateur scandinave appréhendant le Septième Art comme la somme de tous les autres ; trois films convoquant tout aussi bien la dramaturgie théâtrale (la pantomime héritée du cinéma de Buster Keaton faisant littéralement partie intégrante du processus artistique du somptueux Winter Brothers, ndlr) que l’art photographique, la musique, la peinture voire même l’architecture (la construction de la maison isolée des premières minutes de Un jour si blanc, entre autres…). Créateur intégral à la maturité surprenante au vu de son jeune âge (il vient de fêter en ce début d’automne 2023 ses 39 ans d’existence, ndlr) Hlynur Pálmason est de ces artistes complets miraculeusement soucieux de construire son Grand Oeuvre d’un métrage au suivant. Présenté dans la Sélection Un Certain Regard de la 75ème Édition du Festival de Cannes et sorti dans nos salles obscures en décembre dernier Godland est en outre disponible depuis le 16 mai 2023 en Blu-Ray et DVD aux Éditions Jour2Fête, manière pour les cinéphiles n’ayant eu la chance de le découvrir quelques mois plus tôt de lui faire honneur de la plus belle forme qui soit : autrement dit de voir et/ou revoir le troisième long métrage de Hlynur Pálmason comme une expérience de Cinéma unique et techniquement des plus brillantes, parachevant les audaces et les gestes novateurs déjà présents dans les précédents Winter Brothers et Un Jour si blanc.

Film majeur de cette nouvelle décennie, objet cinématographique élégamment perdu entre les canons traditionnels et un formalisme proprement inédit Godland déploie le récit d’un périple effectué par un paroissien danois dans les contrées islandaises de la fin du XIXème Siècle, homme d’église chargé de bâtir un lieu de culte puis de photographier les autochtones à dessein d’origine mystérieuse. Homme aussi trouble que foncièrement austère Lucas verra sa suite de pérégrinations comme une manière de se confronter à la frontière séparant le Bien du Mal, la vertu de la tentation, l’ataraxie de la violence… Un voyage de plus de deux heures de pellicule sublimée par Hlynur Pálmason duquel l’argument scénaristique sus-cité tient moins de l’enjeu déterminant que du prétexte pur et dur, tant Godland se livre telle une promenade contemplative entièrement naturaliste voire élémentariste aux images éclatantes de vie et de santé, magnifiant les paysages islandais comme nulle autre auparavant.
L’Islande fut jusqu’à présent plutôt chiche en termes de productions filmiques, du moins à en juger par ce que les cinéphiles européens ont pu voir sur grand écran ces dernières années ; rares sont les morceaux de Cinéma ayant à ce point sublimé cette île mêlée de glace, de lave et de tapis de mousse littéralement dépaysants. Si l’on excepte le récent Lamb qui – en dépit de son caractère assez vain et ennuyeux – parvenait néanmoins à capter l’étrangeté de cet Ice-land humainement désertique il faudrait remonter jusqu’aux travaux expérimentaux du génial Peter B. Hutton pour retrouver l’atmosphère typiquement grisante de ce pays tour à tour autonome et géographiquement excentré : ainsi le court métrage Skagafjördur tourné par le réalisateur américain dans le courant des années 2000 faisait la part belle à des visions éthérées de littoraux vidés de toute présence humaine, de vallées verdoyantes perdues dans une brume aux résonances fantastiques ou encore de splendeurs boréales pratiquement épiphaniques…

A l’instar de Peter B. Hutton Hlynur Pálmason détient l’Art d’être parvenu à attribuer toutes ses lettres de noblesses à l’une des régions les plus fantasmagoriques, les plus habitées en paradoxe, de notre belle planète… à ceci près que là où un film tel que Skagafjördur tirait de son silence absolu une certaine stase contemplative un long métrage tel que Godland nourrit ses images d’une bande-son particulièrement chiadée, rendant prégnante une multitude d’impressions visuelles et haptiques allant de concert avec une ligne directrice certes assez rudimentaire mais menée à un point d’aboutissement parfaitement cohésif et cohérent. De cette façon les fulgurances plastiques ne manquent pas dans le film de Hlynur Pálmason : munificence de la traversée d’une rivière par une horde de chevaux un tantinet paniqués, utilisation virtuose du panoramique à 360° susceptible de retranscrire dans son entièreté une séquence agreste de mariage et de convivialité ou encore scène magnifique de lutte physique entre Lucas et son adversaire filmée en un seul souffle au sortir de la cérémonie occupant la seconde moitié du métrage (rappelons du reste que les séquences de lutte semblent plus que jamais déterminer le sort des personnages du Cinéma de Hlynur Pálmason, qu’il s’agisse de l’altercation fratricide mettant littéralement à nu les figures principales de Winter Brothers ou celle du long plan-séquence tenant lieu dans le commissariat dans Un Jour si blanc, ndlr).
Et si Godland semble parfois s’inscrire (sur le papier du moins) dans la veine d’un Cinéma classique voire traditionnel renvoyant par exemple aux enjeux narratifs d’un film tel que le Andreï Roublev de Andreï Tarkovski tourné soixante ans plus tôt il témoigne dans le même temps de la modernité inespérée de l’Oeuvre de Hlynur Pálmason, en voulant pour preuve un usage sidérant de l’ellipse temporelle déjà explorée dans les deux précédents films du réalisateur islandais. En filmant la décomposition d’une carcasse de cheval sur plusieurs jours puis en montant cette même décomposition à renfort de jump-cuts successifs pour mieux suggérer l’écoulement d’un temps inéluctable et forcément advenu au fil des plans le cinéaste évite toutes les facilités intrinsèques aux intertitres et/ou aux bavardages explicatifs, contextualisant ses situations par la seule force du son et de l’image. Sans chercher à rationaliser quoi que ce soit le spectateur se laisse conduire par un récit serti d’éclats formels doublé d’une musicalité rythmique hautement novatrice, parlant peu mais avec éloquence : et c’est prodigieux.

Hlynur Pálmason signe donc avec Godland un authentique chef d’oeuvre plastique et atmosphérique, convoquant les acteurs principaux des précédents Winter Brothers (Elliott Crossett Hove, excellent dans la rôle de Lucas) et Un Jour si blanc (Ingvar Eggert Sigurðsson, impérial dans celui du brusque et chagrin Ragnar…) pour un résultat tenant de la très grande réussite. Contemplatif, violent et d’un tumulte en demi-teinte Godland est de ces films redonnant foi en les possibilités du Cinéma, véritable tour de force esthétique et philosophique. A ne manquer sous aucun prétexte.
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