Classified People : Dans tes yeux s’effacent les frontières

Classified People, le premier film de Yolande Zauberman, tourné clandestinement en Afrique du Sud, sorti en 1987 (prix du public à Belfort) est ressorti sur nos écrans le 20 septembre 2023. Retour sur une œuvre matricielle, au propos toujours très actuel, illustrant la résistance de l’intime aux rouages d’un régime.

En 1948, Robert qui était persuadé d’être blanc, se voit inscrit dans la catégorie des métis du fait d’une loi de classification raciale en Afrique du Sud. Du jour au lendemain, son existence est radicalement modifiée : fin des privilèges, fin des liens familiaux avec une famille restée blanche en vertu des dogmes absurdes d’un régime sous l’emprise d’un racisme systémique. Abandonné tel Job, il va renaître par sa rencontre avec Doris, une femme noire. Leur relation est en soi un défi aux lois de l’Apartheid qui se voudrait une machine à broyer l’intime. Yolande Zauberman, dont le métrage M a obtenu le César du meilleur film documentaire en 2020, a pour habitude d’étudier les processus de stigmatisation afin d’explorer les ressorts d’une société et de rendre visibles les frontières qui nous cimentent, parfois malgré nous, comme dans l’étonnant Would You have sex with an arab ? (2011) où, là aussi, les témoignages permettent une introspection propice à l’éveil et soulignent la nécessité de l’acte d’aimer pour y parvenir.

Robert est un concentré d’humanité dans toute son aimable ambivalence et sa tragique résilience. Si son parcours (déchéance par l’oppression, renaissance par l’amour) évoque celui de moult personnages de fiction, il nous est montré dans toute sa profondeur d’être meurtri et cicatrisant. Le montage nous le dévoile tour à tour volubile quand il dialogue avec la réalisatrice, et donc les spectateurs, ou taiseux quand il partage le repas dominical avec ses fils qui demeurent dans l’incompréhension, enfermés dans leur cécité de dominants. Comme si la possibilité de se raconter, cet interstice qui s’ouvre entre les grillages de l’Apartheid, était un élixir de jouvence, une ultime et inespérée dernière chance de dénoncer un système absurde qui essentialise jusqu’à l’intime et rend impossible les bifurcations existentielles (on pense fortement au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley). Son sourire, sa joie de banni parviennent à nous toucher et à nous faire ressentir la nécessité d’une communion universelle, le besoin de franchir ces frontières, dont le cinéma est un des moyens les plus efficients.

Les fils sont, sans aucun manichéisme et presque malgré eux, les incarnations de la folie castratrice d’un Etat. Ils en sont imprégnés et ne sont pas à même de comprendre la violence symbolique émotionnelle que constitue leur venue, alors que leur « territoire » est interdit à leur paternel. C’est l’une des horreurs découlant de ce racisme institutionnalisé que d’infliger l’humiliation à perpétuité et d’obscurcir les cœurs de ces « blancs » si sûrs de leur évidente suprématie. Néanmoins, jamais le regard de Yolande Zauberman n’apparaît explicitement accusateur ou condescendant : fidèle à son principe qui est de ne jamais enfermer les protagonistes dans un statut de bourreau ou de victime, elle nous présente des individus dans toute leur complexité et qui avancent en dépit des obstacles.

Lorsque le racisme entre en scène, c’est incarné par un Afrikaner en état d’ébriété, allégorie d’une société malade vomissant ses meurtrissures dans une gerbe de haine viscérale. On assiste médusés à une parodie de stand-up dont la logorrhée haineuse suscite le dégoût, surtout quand on la montre en parallèle de la sagesse résignée d’une Doris, dont la dignité est en elle-même la manifestation la plus éclatante de l’absurdité des dogmes qu’elle subit. Sur le plan formel, le statisme de la caméra filmant le raciste décomplexé illustre l’aspect statufié d’une pensée dogmatique en opposition aux travellings parcourant les quartiers miséreux des damnés de l’Apartheid et ceux nous mettant aux côtés de l’homme désabusé qui parcoure sa contrée comme dans le petit train explorant un parc forain aux attractions morbides. On peut aussi comparer l’obscurantisme du chantre de la discrimination et la noirceur de ses propos bileux mis en scène dans une ambiance nocturne avec la lumière enveloppant le couple de proscrits et émanant de leur immaculée tendresse.

On ne saurait donc trop recommander le visionnage du premier film d’une réalisatrice au parcours atypique et ô combien salvateur pour nous aider à voir l’autre dans toute sa complexité que voudraient atrophier certains dogmes essentialisants, que ce soit sur grand écran ou en vod.

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