Le Règne animal : Libère l’esprit sauvage

Le genre fait partie des grandes arlésiennes de l’industrie audiovisuelle de notre pays. Bien conscients qu’il est presque impossible d’attirer un public jeune en salles sans un concept proche des codes du cinéma de divertissement américain, les décideurs ouvrent doucement les vannes à un imaginaire français longtemps cloisonné par un réalisme forcené ou l’univers restreint d’auteurs plus ou moins accessibles. Année après année, nous avons vu fleurir de multiples propositions allant de la catastrophe au passable, sans jamais être témoin du projet avec assez d’ambition pour s’imposer à un public réticent comme avait pu le faire Le Pacte des Loups en son temps. Le Règne animal, nouveau poulain de Canal + et France Télévisions (comme le récent Farang), porte en lui tous les espoirs de ce cinéma. Des espoirs peut-être trop importants pour les épaules de ce film plus intimiste que spectaculaire, mais des espoirs non déçus tant il réussit ce qu’il cherche à entreprendre : traiter des mutations de l’adolescence et de notre monde par le prisme de son concept fantastique. 

François et Émile, père et fils, sont obligés de déménager dans le sud de la France pour accompagner le transfert de leur femme et mère respectif dans un centre spécialisé. Comme beaucoup de gens, elle est en proie à une mutation inconnue qui la transforme lentement en une nouvelle sorte d’animal mutant. Mais lorsque celle-ci disparaît à la suite d’un accident, François va se lancer à sa recherche en embarquant son fils, sans se rendre compte des transformations que l’adolescent est lui aussi en train de vivre. 

Le Règne animal marque ainsi le retour de Thomas Cailley sur nos écrans après le remarqué Les Combattants et la série Ad Vitam, elle, beaucoup moins remarquée. La première scène du film peut faire peur, non pas par sa tension insoutenable, mais à cause du jeu crispant de Romain Duris qu’on pourrait croire tout droit sorti des Trois Mousquetaires. Heureusement, une fois la narration lancée, on comprend vite que le véritable protagoniste n’est pas ce père rigide, trop confiant, imbu de citations alambiquées pour se dépatouiller de la moindre situation gênante, mais bien son fils, cet adolescent introverti, maladroit, incapable d’exprimer ses émotions autrement que par le silence et le cri. Vous l’aurez bien compris, Le Règne animal s’inscrit dans le genre du coming of age comme l’appellent les anglo-saxons. Dans ce type d’histoire, les enjeux principaux résident ainsi dans la capacité de l’enfant à comprendre sa place dans le monde et transmettre cette nouvelle maturité à ses proches. Ici, la difficulté principale est qu’Émile ne change pas à cause de la puberté, mais parce qu’il est en train de muter en une créature canine, inapte à retenir ses pulsions animales. Attention aux âmes sensibles, sans aller jusque dans le body horror, certaines scènes peuvent jouer sur votre dégoût d’un corps humain en mutation. Difficile de ne pas penser au Loup-Garou de Londres, à Black Hole de Charles Burns ou à une multitude de récits superhéroïques avec les X-Men en tête de proue. Néanmoins, ces comparaisons s’arrêtent aux proximités dans leur concept tant le traitement que Cailley fait de ces “bestioles”, comme ils les appellent dans le film, est différent. Ces mutations ont tout d’une maladie dégénérative incontrôlable. À mesure qu’ils gagnent en animalité, ils perdent en humanité pour se transformer en bêtes incapables de faire société avec leurs anciens congénères. Le questionnement du réalisateur est le suivant : est-ce forcément une mauvaise chose ? Ne gagnerions-nous pas à retrouver la simplicité de l’animal en nous, à retrouver un lien avec la nature, aussi construit humainement ce concept peut-il être. Cette épidémie, c’est aussi la catastrophe annoncée avec laquelle nous vivons tous les jours, apathiques comme cet automobiliste dans la scène d’introduction qui ne trouve rien de mieux à dire que “Quelle époque” quand il est témoin de la violente évasion d’un homme-oiseau. 

Qu’on aime ou qu’on n’aime pas Le Règne Animal, il est impossible de retirer au film une certaine originalité dans le traitement de ses “monstres” avec des hybridations étonnantes en morse ou en serpent. Les designs fabriqués par Frédérik Peeters, auteur de bandes dessinées à succès, sont une vraie réussite et les effets spéciaux mis en place pour les faire vivre à l’écran tout autant. Quelques passages tirent sur un budget important (16 millions d’euros), mais toujours trop faible pour les besoins d’un projet de cette ampleur, sans jamais retirer le plaisir de la découverte. En tant que spectateur, on croit à la matérialité de ces créatures, sublimées par la mise en scène soignée de Thomas Cailley. La scène finale de présentation du “bestiaire” est saisissante sur ce point. Cailley réussit à marquer nos rétines par l’absence en se concentrant sur des détails, notamment par de multiples gros plans sur ces regards anthropomorphes, dernières traces d’une humanité enfouie derrière les plumes, les carapaces et autres pelages de ces hybrides. Les cris de Fix, l’homme-oiseau compagnon d’Emile dans leur transformation, rappelle ceux des Clickers de The Last of Us ou de la tueuse fantôme de The Grudge. À l’instar d’autres films de genre français, Le Règne Animal trouve donc le bon équilibre entre fantastique et drame, assumant jusqu’au bout tous les codes instaurés par les films qui l’ont précédé, sans jamais perdre de vue le parcours de ses deux personnages principaux. Car, c’est relation père/fils de François et Émile qui est au cœur de l’émotion du récit. Une fois habitué au personnage de Romain Duris, on est touché par l’évolution de ce père idéaliste, perdu, dans le pire deuil possible, celui où l’autre est vivante, mais autre. Dès qu’il agit en paternel avec son fils, ces moments où son obsession passe au second plan, une vraie alchimie se crée. Paul Kircher, l’interprète d’Emile, retranscrit avec brio le malaise d’un adolescent moderne, à la mesure d’un Vincent Lacoste dans Les Beaux Gosses. Le jeu devient presque un non-jeu tant le naturel paraît prégnant dans sa manière de mal parler le français, d’alterner entre silences et regards parlants, ou de faire soudainement exploser ses émotions. Même si Thomas Cailley parle plus de l’influence du travail de Miyazaki ou de Bong Joon-Ho, l’ombre des Enfants loups, Ame et Yuki de Mamoru Hosoda plane pendant tout le film. On pourrait quasiment parler de remake déguisé tant les comparaisons thématiques sont nombreuses. Ce n’est d’ailleurs pas le seul emprunt au cinéma d’animation japonais. À bien des égards, la musique du Règne animal peut faire penser à celle d’Akira dans sa façon d’utiliser des voix pour plonger le spectateur dans une transe. La transe n’est pas spirituelle comme dans son homologue japonais, mais un moyen de nous reconnecter avec la nature jusqu’au plan final libératoire qui se brouille en une matière abstraite verte composée de tous les arbres et feuillages de cette forêt, décor principal de la quête de sens de ces deux hommes enfin capables de se retrouver.

Le Règne animal a néanmoins du mal à transcender le carcan narratif dans lequel il s’inscrit. D’un point de vue structurel, le récit n’apporte rien de nouveau. La surprise est rarement au rendez-vous. Heureusement, l’écriture au “scène par scène” amène la nouveauté, les originalités qui font la puissance du film. La manière dont les populations campagnardes sont présentées sans nuances pourra poser problème. Jamais attaché à leur point de vue, ces gens sont presque tous dépeints comme des racistes, prêts à user de la violence sans seconde pensée. Leur seul visage sera celui du patron du restaurant dans lequel travaille François qui se comporte détestablement à chaque scène où il est présent. Les seuls épargnés par cette vision réductrice sont les lycéens avec qui Émile traine. Mais même eux sont réduits à leur archétype et n’ont aucune place dans le récit pour connaître une évolution. Ainsi, la jeune dont est amoureux Émile ne dépassera jamais ce statut, le fils de riche arrogant aura le comportement attendu et le militant pro-mutant adepte de Béhourd disparaîtra vite de l’histoire. Adèle Exarchopoulos est un autre point noir du film. Incarnant un personnage peu intéressant et pas forcément utile à l’intrigue, elle peine à se rendre crédible en policière, trop “gentille” pour nous faire adhérer à la dureté de sa fonction. L’esquisse de romance dessinée entre son personnage et celui de Romain Duris est tout autant gênante quand on considère l’âge respectif des deux acteurs à une époque où les représentations du couple hétéro sont, elles aussi, en pleine mutation. L’efficace mise en scène de Thomas Cailley ne permet malheureusement pas au film de dépasser son stade d’expérimentation au sein de l’industrie cinématographique française. Il manque la scène, celle qui marque tellement, qu’on parlera encore du film des années plus tard, l’exploit de réalisation qui entérine le projet dans l’histoire du cinéma et lui permet de dépasser les frontières. La scène de poursuite dans les champs de blé pourrait remplir cette fonction, mais elle n’est pas suffisamment originale par rapport à ce que les Américains ont pu faire de ce genre d’environnement, pour vraiment se démarquer. Difficile de voir comment le projet va s’exporter tant son côté français est prégnant et pas forcément agréable pour le public étranger. Cailley tente quelques passages humoristiques et visuels plutôt bien vus, mais qui ont du mal à s’imbriquer dans le ton dramatique du film, autorisant rarement aux personnages de se lâcher complètement.

En sortant du Règne animal, on peut être gagné par ce sentiment de déconnexion, à la fois du monde réel, mais aussi de notre mental, comme si, pendant un moment bref, mais important, nous étions rentrés dans la dimension cinéma. Cette expérience est devenue si rare de nos jours qu’il est bon de la chérir quand on le vit. Ce sentiment, c’est la preuve indéniable de la réussite du film et de l’impact potentiel qu’il peut avoir sur les spectateurs. La possibilité d’un nouveau grand succès populaire de genre français. Et peut-être, cette fois-ci, le modèle d’un nouveau type de cinéma dont il pourrait être le parrain. Le parrain de films dont beaucoup rêvent de voir depuis des décennies.

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