
Le réalisateur chilien Pablo Larraín, connu pour ses biographies (Jackie en 2016, Spencer en 2021…) en réalise une fictive du général Pinochet, 50 ans après le coup d’État de celui-ci, croqué en vampire vieillissant. Le film El Conde, visionnable depuis le 15 septembre sur Netflix est-il la savoureuse satire que l’on pouvait espérer ?
Ce qui caractérise la famille Pinochet est la lourdeur vulgaire, l’insatiable avidité et l’absence totale de remords ou de volonté d’évolution. Aucune élévation morale n’a accompagné l’envolée vampirique du patriarche, incarné par Jaime Vadell, toujours aussi soumis à ses pulsions dévoratrices, des siècles d’existence n’ayant en rien élargi le cercle de ses préoccupations, tout occupé qu’il est à se rassasier de la vitalité d’autrui. On reviendra sur l’évidence allégorique que constitue le thème du vampire en lien avec une satire d’un capitalisme dévorateur de l’énergie du peuple ou d’un empire cannibalisant ses sujets. C’est aussi original en 2023 que la métaphore du zombie en icône de la contagion ou du consumérisme grégaire. Le reste de la famille est caractérisé à gros traits avec une louche d’humour salace pour Lucia dont le grand âge n’altère pas les appétits luxurieux (on évitera à nos lecteurs de douteux jeux de mots au sujet du « pieu »). Les enfants sont pratiquement interchangeables, tant ils n’apparaissent que comme les marionnettes de leur cupidité et les charognards de leur paternité.

En contrepoint de cette peu avenante famille, nous est présentée une nonne sémillante, au sourire aussi omniprésent que la lugubre expression de ses hôtes. Sourire assez énigmatique, même si on comprend assez vite qu’elle n’est guère plus rationnelle et aimable que le reste des protagonistes. Son personnage de simili-Thérèse d’Avila matinée de mère de Carrie est finalement plus agaçant que réjouissant. Elle illustre l’ambivalence entre répulsion et tentation face à la figure du vampire dont la morsure est à la fois source de damnation et de jeunesse éternelle, voire de fausse élévation spirituelle associée au pouvoir de voler, clairement exaltée par la vigueur de la mise en scène et l’accompagnement musical. La représentation de l’envol est magnifiée tel un élan libérateur en opposition au statisme de la caméra et à la pesanteur des intrigues familiales en huis-clos. La thématique du martyre la relie à Marie-Antoinette, préfigurant une potentielle funeste destinée.

Pablo Larrain a recours à un symbolisme reposant sur des allégories assez aisées à décrypter et souvent redondantes pour aider le spectateur peu exégète (ou en état de somnolence partielle). On a déjà évoqué la figure du vampire auquel on peut bien sûr associer les évocations récurrentes du sang, et notamment du sang frais des jeunes filles (ou du peuple opprimé) et surtout du cœur conservé, adoré, dévoré, broyé au mixeur. La vitalité qu’il confère renvoie à tout un système de prédation et de déprédation, la corruption d’un corps étatique qui ne se maintient, tel Saturne, qu’en dévorant ses propres enfants. L’humour gore exprime l’absence totale de conscience morale : la guillotine fonctionne à plein régime pour décapiter les belles juments qui ont fait leur temps. La décadence d’un microcosme qui n’en finit pas d’agoniser est mise en évidence par la présence d’habits tel que la fourrure (on se revêt des peaux de ses victimes) ou d’objets tel que le déambulateur montrant la décrépitude réelle derrière l’apparence trompeuse de vigueur.

Ce qui confère une certaine lourdeur au métrage (et parfois pachydermique) est dû à de multiples facteurs. La voix off très présente, dont le cynisme amusé peut divertir un temps, ainsi que la devinette qu’elle constitue quant à l’origine de son émission et l’explication de son omniscience (on peut songer aux narrateurs des mondo movies), est très vite lassante par sa redondance. Une fois l’identité de la locutrice révélée (à une demi-heure de la fin), on oscille entre léger amusement et consternation certaine. Le rythme est aussi atone que l’expressivité des acteurs. Le spectateur est laissé sur le bord de l’écran : jamais il n’y a un soupçon sinon d’identification, au moins d’implication dans un récit nonchalamment narré et à l’esthétique pompeuse et peu inspirée. N’est pas Béla Tarr qui veut : le recours au noir et blanc et à d’amples mouvements de caméra ne confère aucune âme à un dispositif ampoulé incapable d’apporter un peu d’éclaircie à un visionneur près de s’endormir, si ce n’est pour l’éternité, mais pour une bonne partie des deux heures de vie que le métrage nous ôte.
On l’aura compris : le vampire Larrain a accouché d’une froide et mollassonne créature filmique. Jamais ne vient la morsure à même de faire bouillonner notre flux sanguin !
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