
Encore peu éditée en blu-ray chez nous, la filmographie des frères Coen est pourtant l’une des merveilles de l’Histoire du Septième Art, les deux frangins ayant construit au fil des années une carrière profondément cohérente où cohabitent la noirceur et la comédie. À titre personnel, elle fait partie d’une filmographie parmi tant d’autres que nous aimons le plus, et dont les nombreux visionnages n’usent jamais la richesse, ne faisant au contraire que la souligner. C’est donc avec beaucoup de joie que nous avons accueilli la sortie par Elephant Films en juin dernier du film Le Grand Saut, permettant enfin de revoir le film dans de meilleures conditions que celles de notre DVD usé et commençant à dater.
Coincé entre les deux titres majeurs que sont Barton Fink et Fargo dans la filmographie des frères Coen, Le Grand Saut a toujours tendance à être oublié, considéré au pire comme un échec (ce qu’il fut au box-office), au mieux comme une anomalie mineure, le film ayant été réalisé sous la houlette du producteur Joel Silver pour un budget conséquent de 40 millions de dollars en comptant les frais marketing. Les frères Coen et Joel Silver ? Voilà une curieuse association, le producteur n’étant pas réputé pour sa subtilité (L’arme fatale, Die Hard, Le dernier samaritain) mais étant un véritable admirateur du cinéma des frères Coen, allant jusqu’à convaincre la Warner Bros de financer le film tout en octroyant le final cut aux deux frangins, leur exigeant simplement de tourner en couleurs et non en Noir & Blanc comme ils le voulaient originellement.

Il serait donc bon de revoir aujourd’hui Le Grand Saut pour ce qu’il est vraiment : un film des frères Coen pur jus, à l’importance certes moins conséquente que certains de leurs titres phares mais loin d’être mineur pour autant. Projet datant pour eux du milieu des années 80, le film est une comédie énergique et une fable lorgnant aussi bien du côté de Preston Sturges que de Frank Capra (notamment L’extravagant Mr. Deeds). En 1958, lorsque le PDG de Hudsucker Industries se suicide, les actionnaires, sous la houlette du roublard Sidney J. Mussburger, décident de mettre à la tête de la société un incompétent afin de faire baisser les actions de l’entreprise pour mieux les acheter avant qu’elles ne soient mises en vente publiquement. Seulement, ils décident de confier ce job à Norville Barnes, un grand naïf idéaliste duquel l’idée se trouve considérée de tous comme ridicule (à savoir l’invention du hula hoop – « you know, for kids’’ répète-t-il à l’envi) s’avère être un fulgurant succès, contrecarrant les plans de Mussburger. Parallèlement, Amy Archer, journaliste tenace décide d’enquêter sur Norville et lui cache son identité afin de découvrir comment un type venu de nulle part a pu obtenir un tel boulot…
Véritable mine d’idées aussi bien scénaristiques que visuelles, le cinéma des frères Coen se distingue une fois de plus ici. Empruntant à la screwball comedy son rythme effréné (le débit de dialogue de la fabuleuse Jennifer Jason Leigh est impressionnant) et aux films de Capra une bonne partie de sa structure (le film est un conte de Noël), Le Grand Saut est une gourmandise qu’on ne saurait bouder. D’une part, parce que les Coen parviennent à faire exister en une foule de détails le moindre personnage secondaire et à convoquer des séquences sorties de nulle part juste pour le plaisir sans que cela ne nuise au récit (le flash-back sur le couturier de Mussburger est un régal) et d’autre part parce qu’ils savent utiliser le budget qu’ils ont entre les mains pour travailler la comédie dans ce qu’elle a de plus burlesque. Opposant ainsi la verticalité des buildings new-yorkais et la rigidité d’actionnaires uniquement intéressés par le profit à la figure du cercle travaillant tellement Norville qu’il en fait un jouet, Le Grand Saut contient en lui un véritable plaisir de cinéma et s’avère être un pur régal, servi par une direction artistique de haut vol.

On notera comme toujours la justesse des choix de casting des frères Coen, ayant notamment imposé Tim Robbins dans le rôle principal là où Silver avait pensé à Tom Cruise. Inutile de dire que Robbins fait des merveilles dans le rôle Norville, peut-être le seul personnage de la filmographie des frangins à être traité avec une vraie bienveillance, eux qui n’ont jamais craint d’être cruels ou moqueur vis-à-vis des personnages qu’ils écrivent (on le leur a d’ailleurs reproché alors que c’est une de leur grande force). Alors que Jennifer Jason Leigh n’est pas loin de tenir son meilleur rôle en la personne de Amy Archer, on se délectera également de la composition de Paul Newman (dans un rôle initialement proposé à Clint Eastwood, on se demande encore ce que cela aurait donné) qui donne vie avec beaucoup de malice au manipulateur Mussburger persuadé que personne ne pourra la lui faire à l’envers. Sa façon de fumer les cigares et de marmonner à tout bout de champ des ‘’sure, sure’’ fait partie de l’une de ses plus savoureuses prestations, au sein d’un film à redécouvrir de toute urgence parce que si vous l’avez déjà visionné et que vous ne l’avez pas aimé, c’est que vous l’avez mal vu, tout simplement !
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