
Voir, visionner, étudier même les films et le Cinéma nécessite parfois, souvent, toujours ou presque un investissement doublé d’une passion de chaque instant. Le Septième parmi les Arts (véritable somme poétique d’images et de sons mais aussi d’écriture, de photographie, de comédie, de musique et surtout de rythme intrinsèque à la notion de montage) inclut depuis la nuit du temps des frères Lumière les productions commerciales les plus attendues de l’année (en l’occurrence ici les récents Barbie et Oppenheimer, ndlr) et les films plus confidentiels, qu’ils soient distribués dans l’indépendance la plus rigoureuse ou au travers de circuits particulièrement précaires. Certains ont leurs entrées dans les Festivals les plus prestigieux du Monde, d’autres échappent complètement à une véritable couverture médiatique. Certains longs métrages bénéficient d’un budget lourd de conséquence tandis que d’autres s’affranchissent de toute contrainte financière, privilégiant de ce point de vue une liberté artistique totale, loin des verrouillages créatifs et de la course au profit à-même de satisfaire le Tout-Capital.

En un mot comme en mille et une formules peu ou prou interchangeables d’une époque à l’autre le Cinéma est l’Art de tous les possibles, capable d’accoucher d’année en année d’objets complètement inattendus et réinventant dans le même temps toute une grammaire visuelle et sonore que l’on jugerait à priori définitivement morte – défunte au sens où celle-ci aurait subrepticement arrêté d’évoluer au bout d’un certain temps. C’est bel et bien le cas de Anatomie d’une Chute, quatrième long métrage de la réalisatrice Justine Triet et dernière Palme d’Or au Festival de Cannes du printemps dernier, authentique expérience de Cinéma trouble et passionnante à la liberté audio-visuelle quasiment inespérée doublée d’une modèle d’écriture absolument vertigineux, figurant presque sans en rougir parmi les plus grands scenarii de cette nouvelle décennie : un chef d’oeuvre absolu que l’on se devra de voir et certainement de revoir régulièrement au fil du temps, film-fleuve de près de trois heures aux allures de pièce musicale cérébrale et obsédante parvenant avec une admirable puissance à convoquer toutes les armes du Septième Art pour un résultat cinématographique nous laissant littéralement cois au sortir de la projection, merveilleusement exténués par tant de maîtrise et de complexité affichées sous nos regards de spectateurs subjugués puis hantés in fine.

Anatomie d’une Chute n’est pas simplement l’un des meilleurs films de cette année 2023 : il demeure un paradigme de modernité filmique à fortiori insoupçonnée, à l’égard duquel la rédaction de Close-Up entretient un respect ainsi qu’une admiration qu’elle souhaiterait vous transmettre dans l’opacité la plus salutaire et la plus excitante. Osons le dire, même un peu platement : ne rien, strictement rien savoir au sujet du dernier film de Justine Triet participerait à notre humble sens à l’apprécier à sa juste valeur de morceau de Cinéma énigmatique, puissamment psychologique et dramatiquement flamboyant. Ainsi nous aimerions moins nous attarder sur les tenants et aboutissants dudit métrage que sur une image, une seule, unique et pénétrante, à savoir le plan d’ouverture d’un film réalisé sous le signe de la dissection et de la reconstitution : à hauteur de petit garçon, au ras des premières marches de l’escalier en bois d’un chalet visiblement perdu dans une région montagneuse la caméra de Justine Triet capte, de manière littéralement anatomique et dans la fixité la plus exemplaire, la chute d’une balle de tennis descendant métronomiquement les degrés de l’édifice. Un plan de plusieurs secondes, chirurgical, débarrassé de toute présence humaine au coeur duquel chaque rebond, chaque interstice de temps suspendu semble marquer le poids d’un film n’annonçant pas forcément les meilleures augures. Il s’agira d’aborder Anatomie d’une Chute à travers le prisme de cette image inaugurale tout droit héritée du cinéma de Michael Haneke, probable métonymie visuelle et sonore d’une drame psychologique installant méthodiquement son noeud dramatique majeur dans un premier quart d’heure redoutablement suggestif, nous laissant bien incapables de totalement démêler le vrai du faux, l’actanciel de l’hypothétique…

Simplement quelque chose de terrible survient au sortir de ce préambule baignant dans le leitmotiv musicale tour à tour grisant et insupportable du fameux P.I.M.P. de 50 Cent, boucle auditive en forme de passivité-agressive répondant à la chute mate et impitoyable de la sphère minuscule mais physiquement prégnante. Un premier quart d’heure déjà tout à fait sublime et intarissable constituant à lui-seul tout un film pétri d’idées de Cinéma et de conjectures passionnantes, suivi d’un long processus de reconstitution à travers lequel la réalisatrice parviendra à tirer des poussières de brillance dramatique de l’intégralité de son casting : que l’on savoure la prestation définitivement magnétique de Sandra Hüller, celle d’un Antoine Reinartz magnifique d’antipathie ou encore celle de Swann Arlaud et du jeune et plus que prometteur Milo Machado Graner l’ensemble des figures dramatiques de Anatomie d’une Chute fait redoutablement corps avec une écriture particulièrement ciselée et acérée, rendant précises et fascinantes autant de suppositions capables de rendre pleinement active son audience.

Certes Anatomie d’une Chute est, sera bavard et discursif ; il développe tout un amas de textes, de textures et de formules avec toute la rhétorique de rigueur, se moquant bien d’afficher une forme obvieusement sexy ou simplement attrayante. Justine Triet parie sur notre exigence et sur notre volonté de toucher à une vérité, quelle qu’elle soit… La cinéaste, déjà autrice de l’excellent La Bataille de Solférino, du très sympathique Victoria et de l’étrange et déconcertant Sibyl dépasse en l’état de cette Palme d’Or amplement méritée toutes nos attentes de spectateurs, cuisinant le Cinéma en montant et découpant les plans et leur(s) multiple(s) réalité(s), usant du son dans la beauté novatrice la plus retentissante et dirigeant son actrice principale et ses acteurs dans la plus implacable des brillances. Nous tairons donc à dessein ce que d’aucuns nomment un peu vulgairement le pitch dudit chef d’oeuvre, préférant vous laisser sur cette image inaugurale de chute objective et résolument fatale galvanisant un sens du récit filmique proche de l’exploit… Au même rang que le scénario de The Social Network développé par Aaron Sorkin au début des années 2010 celui de Anatomie d’une Chute (co-écrit par Arthur Harari, compagnon de la réalisatrice, ndlr) est en passe de devenir l’une des prochaines références incontournables de notre époque : une Oeuvre sublime et – de fait – hautement vertigineuse.
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