Les Ombres Persanes : Trouble identité et double jeu

A Téhéran, Farzaneh et Jalal découvrent un autre couple qui leur ressemble trait pour trait. Entre stupeur et tremblements, personnages et spectateurs se retrouvent embarqués dans une intrigue déconcertante et haletante. Les Ombres persanes, le nouveau film de Mani Haghighi, sort le 19 juillet sur nos écrans.

La question du double a été maintes fois traitée en littérature comme au cinéma en ayant, entre autres, recours aux thématiques de la gémellité, du clonage, du doppelgänger… Elle permet d’aborder des questions existentielles comme la définition de notre identité et les potentialités qui sommeillent en chacun de nous ou les alternatives à nos chemins de vie manifestement empruntés par nos « plus-que-semblables » révélateurs mimétiques de nos éventuelles fêlures. Le sujet a été inspiré au réalisateur par la découverte, dans des photos de guerre prises durant le conflit entre l’Iran et l’Irak, de celle, rimbaldienne, d’un soldat, touché à la tête, mort certainement. Or ce soldat, c’était lui, du moins un autre lui-même, identique à en douter de ses sens et de son unicité, dont nous sommes souvent si imbus au risque de la noyade narcissique. Ainsi, Farzaneh et Jalal vont perdre ce qui cimentait leurs perceptions, ce qui façonnait leur existence : cette foi en leur destin, cette croyance qu’ils avaient fait leur possible et qu’à l’impossible déviation des voies balisées, nul n’est tenu.

Le risque inhérent à cette confrontation des doubles, à ces incarnations d’un autre devenir est de sombrer dans la facilité d’un manichéisme réducteur, parfois jouissif au détriment de la nuance et se vautrant généralement dans un final jusqu’au-boutiste où l’autre doit être annihilé pour que l’angoisse qu’il a suscitée ne soit plus qu’un vague écho d’illusions perdues. On ne peut, dans Les Ombres persanes, qu’admirer le jeu prodigieux de Taranah Alidoosti et Navid Mohammadzadeh, tous deux vus dans l’extraordinaire Leila et ses frères (Saeed Roustaee, 2022). Loin de se contenter d’incarner des figures antithétiques (même si évidemment de forts antagonismes permettent d’opposer les « versions » et de créer une dynamique dramaturgique), ils proposent des nuances bienvenues dans leur jeu afin, comme la direction d’acteur de Mani Haghighi le requiert, d’engendrer l’empathie chez le spectateur et non d’imposer un parti. Se pose d’ailleurs pour celui-ci la question de l’identification, ici mise à mal par les différents et pourtant identiques visages qui s’offrent à lui. Cette déstabilisation, cette absence de confort sont, à nos yeux, une vertu réconfortante dans le contexte d’intrigues si formatées et de caractérisations si appauvries.

On rappellera la fameuse définition de Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique du concept évanescent de « l’hésitation éprouvée par un être ne connaissant que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel » pour qualifier le genre fantastique (qui n’est ni le merveilleux, ni l’étrange, ni la science-fiction). Le thème du double en est un des ressorts récurrents (motifs de l’ombre, du miroir…) illustré dans des classiques comme les différentes versions de L’Invasion des profanateurs de sépulture ou les chefs d’œuvre de John Carpenter (The Thing en 1982, Prince des ténèbres en 1987…) où l’autre se substitue à soi dans un rituel de contamination, de possession, voire d’anthropophagie. La terreur n’est pas ce qui caractérise Les Ombres persanes, mais le danger de la disparition ou du remplacement hante le film. Celui-ci prend tour à tour des allures de vaudeville, de thriller psychologique, de film réaliste et social…Tous ces différents registres ouvrent la voie à tous les virages diégétiques et sont source d’une jubilation frémissante chez un spectateur aux repères brouillés.


Dès la scène d’ouverture, la frontière entre la certitude pesante du réel et la labilité onirique est mise à mal : une poursuite, des couloirs… on halète avant de passer abruptement à une scène quotidienne. Ce prologue intrigue et séduit, cette rupture de ton est à l’image des bifurcations narratives qui ne cesseront de redistribuer les cartes. Ellipses, hors-champs déstructurent les perceptions sans que pourtant jamais on ne se sente floué. L’atmosphère visuelle et sonore est particulièrement soignée, avec ce que le réalisateur nomme « un effet à la Caravage », à savoir un savant jeu de clairs-obscurs, dans le cadre des lumières nocturnes de Téhéran (néons, éclairs…) et d’une eau invasive (pluie, inondations…) qui ne permet plus de se repérer aisément dans un cadre urbain qui s’apparente à un labyrinthe spatio-temporel où la paranoïa sert de fil, sous le joug d’une Parque impassible.

Les Ombres persanes est donc un film à la mise en scène et à l’interprétation de grande qualité, certes déroutant, mais ô combien indispensable pour tout spectateur avide de surprises et qui ne souhaite pas qu’on le guide à coups de narrations simplistes et de discours convenus.

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