Lars Von Trier : Rétrospective d’un génie du scandale

Subversif, scandaleux, misogyne, intelligent, dérangeant, provocateur, poétique… A-t-on oublié un adjectif qui catégoriserait à tort ou à raison Lars Von Trier, fameux réalisateur danois qui a maintenant à son actif un florilège de polémiques à chacune de ses apparitions au festival de Cannes ? C’est bien possible, tant les articles de presse développent une ribambelle d’arguments en faveur ou en défaveur du réalisateur, à chaque sortie d’une nouvelle œuvre cinématographique. Lars Von Trier est certainement un démon dans le grand monde qu’est celui du cinéma, et c’est probablement pour cela qu’il est tout autant adoré que détesté. Il bouscule les codes de la bienséance, montre des scènes de violences et de sexualité qui peuvent faire tourner l’œil à plus d’un spectateur, en aimant les associer à des scènes au ralenti d’une poétique et beauté assumées. Certains crient au scandale, tandis que d’autres voient en ses films une manière de montrer que le pire existe bien, et que de le nier ne sert à rien, sinon à le repousser l’espace d’un instant. Preuve en est, le fameux festival de la Rochelle propose cet été une rétrospective de la filmographie de deux réalisateurs, dont Lars Von Trier. Rétrospective, donc, de l’énigmatique Lars Von Trier et sa sulfureuse filmographie tout aussi intéressante.  

L’inspiration des tourments

Lars Von Trier est peut-être l’une des plus grandes énigmes du cinéma international : dépression, sexe, violence… À première vue, le réalisateur danois est très rapidement étiqueté comme un provocateur de talent, aux films discutables. Mais alors, pourquoi une telle rétrospective, et un tel engouement autour de sa filmographie ? Il faut en partie regarder plus loin que la forme de ses films, et s’interroger sur ce qu’il souhaite en dire. La multitude de thèmes qu’il propose dans ses films sont propres aux tourments de  l’humanité : questionnements, défauts, peurs, douleurs et plus encore. En bref, le réalisateur danois n’est pas friand des feel-good movies. Lars Von Trier témoigne d’une véritable obsession pour la tristesse, le pessimisme ou encore la mélancolie. Dans ses films, les personnages heureux et rationnels semblent in fine plus à côté de la plaque que ceux qui voient le monde tel qu’il est : en constante évolution, pour le meilleur et surtout pour le pire. C’est bien le personnage principal joué par Kirsten Dunst dans Melancholia qui accepte le mieux la fin du monde, sans peurs. Mélancolique et dépressive, elle a cessé de se forcer à voir le meilleur, même là où il n’est pas, notamment lorsque son patron invité à son mariage lui fait du chantage pour obtenir un nouveau slogan tapageur pour sa boîte. On peut aussi penser au personnage de Willem Dafoe dans Antichrist, psychothérapeute qui tente de rationaliser les pensées de sa femme en dépression, et ce à cause de la mort de leur enfant. Face à de tels états psychologiques, Lars Von Trier oppose des personnages aux buts dérisoires voire ridicules et égoïstes. Cette idée peu optimiste trouve son apogée dans sa dernière œuvre en date The House that Jack built, puisque tout simplement, le mal y règne.

The House that Jack built.
The House that Jack Built.

Un plasticien et créateur étonnant

Il est assez dommage que le cinéma de Lars Von Trier mette surtout en avant cette provocation dont le réalisateur semble raffoler, au détriment de tout le reste… Et pourtant, le réalisateur possède de très grandes qualités en tant que « créateur ». Ce qu’on peut dire, c’est qu’il aime à utiliser toutes les ressources à sa disposition. C’est de fait un réalisateur à la culture vaste et étayée de l’Art , qu’il aime intégrer dans ses films de diverses manières et sous toutes ses coutures. Toutes les notes de musique – si différentes soient-elles – sont scrupuleusement choisies en fonction de l’ambiance et des inspirations du long métrage, et fonctionnent de concert avec les autres choix scéniques. La musique classique de Wagner que l’on entend dans Melancholia accompagne les errances du personnage principal féminin en robe de mariée, rappelant l’Ophélie de Shakespeare. Par ailleurs le hard rock accompagne les frasques sexuelles de Joe dans le subversif Nymphomaniac, parcours rétrospectif d’une accro au sexe, jouée par Charlotte Gainsbourg. Impossible de passer à côté du body horror présent surtout dans Antichrist, lorsque les deux personnages principaux passent de scènes de sexe en pleine nature à celles de violences qui incluent des excisions assez difficiles à regarder, et ce même pour les acteurs concernés. Les cadavres apparaissant dans la chambre froide de The House that Jack Built font tout aussi froid dans le dos. Plusieurs de ses films sont étrangement construits en chapitres, donnant aux spectateurs des étapes précises de construction des personnages, comme des romans d’apprentissage. Bref, on pourrait discuter encore longtemps de toutes les références à l’Art dans ses films mais ce qu’on pourrait retenir, c’est au fond une expérimentation des genres du Cinéma. On ne peut – de fait – jamais placer le réalisateur dans une case. Il fait tout autant des comédies noires à l’humour particulièrement cynique (le grinçant Le Direktør) que des drames sur pièces de théâtre, ainsi que des thrillers psychologiques version film noir, comme c’est le cas dans son premier film, Element of crime. Oui, oui.  

Element of Crime.

Fresque de la descente aux enfers de l’humanité.

Ce qui reste fascinant et qui est parfois oublié au profit des polémiques, c’est certainement le choix scénaristique que fait Lars Von Trier au fil des productions. Il y a tout de même une sacrée différence d’ordre moral par exemple entre les personnages de Dancer in the dark et sa dernière œuvre en date, The House that Jack built. Si l’on prend la filmographie de Von Trier de manière chronologique, il est indéniable qu’il dresse au fur et à mesure un tableau de plus en plus pessimiste et immoral de l’Humanité. Seuls quelques procédés filmiques demeurent, mais l’être humain devient de plus en plus mauvais, jusqu’à devenir la représentation même du Mal, à savoir le serial killer de The House that Jack Built. Si Lars Von Trier avait commencé sa carrière de réalisateur avec la trilogie « Europa » sans grand positionnement d’ordre moral, la trilogie suivante surnommée « au cœur d’or » propose aux spectateurs des personnages victimes, martyrs des sociétés. Dans le magnifique et touchant Dancer in the dark, Selma n’a cessé de se sacrifier pour offrir à son fils une opération qui lui permettra d’avoir une bonne vue, et la mère courage qu’elle est finira pendue suite à un affreux concours de circonstance, et ce devant la caméra. Jusqu’au dernier moment, on croit en la bonne volonté du réalisateur ; on croit à la sortie de prison de Selma, et il nous assène un grand coup sur le crâne avec la scène finale. C’est une manière d’expliciter un mal inhérent qui grandit dans la société. À bas les happy end, la vie n’est pas toujours si joyeuse. Von Trier décide de faire une transition d’ordre moral avec une jeune femme à la volonté de faire le bien, et le choix de faire le mal : en témoigne la figure de Grace, de Dogville et Manderlay. Abusée par toute une ville, elle demande à son père et son groupe de bandits d’exterminer tous les habitants, pour tenter par la suite de sauver une ville encore sous le joug de l’esclavage. Les autres œuvres vont crescendo dans la violence et le naturalisme tapageur dont Antichrist et The House that Jack Built, principalement.

L’art de la mise en scène partout, tout le temps

S’il est plus logique de parler de « mise en scène » dans le monde du théâtre, ça l’est tout autant pour caractériser le Cinéma du réalisateur danois. La mise en scène dans ses films est en réalité un personnage à part entière : Dogville et Manderlay sont des films qui reposent sur le principe d’une mise en scène novatrice, dans le sens littéral comme figuré. Des personnages aux murs, portes et meubles, tout est mis, posé sur une grande scène de théâtre : voilà le décor. C’est donc un décor de théâtre, pour des œuvres qui n’ont en commun avec le théâtre que le dramatique. Il en est de même dans Dancer in the Dark, film déroutant aux allures de comédie musicale. Les danses et chansons de moins en moins joyeuses de Selma sont capturées par des caméras disséminées aux quatre coins des pièces, à l’image même d’une comédie musicale qu’on filmerait sur scène. C’est certainement l’œuvre la plus touchante de Lars Von Trier, qui nous propose un personnage à la fois tellement à fleur de peau et surtout totalement victime de la vie. Et pourtant, Lars Von Trier s’essaye à tout, comme nous l’avions remarqué, tout en gardant cet aspect de mise en scène, qu’il peut intégrer directement à son scénario : sa comédie Le Direktør est littéralement une mise en scène puisqu’un acteur est payé par un patron d’entreprise pour se faire passer pour lui, puisque le vrai patron n’avait pas le courage d’assumer les choix les plus cornéliens. La vie en somme n’est que mise en scène continue et parfois assez criarde, des meurtres de Jack à ses conversations avec ses futures victimes ; tout est orchestré, à l’image d’un film. On en parvient même à se demander si les frasques du réalisateur ne sont elles pas aussi des mises en scène, au passage.

Dogville.

Provocateur hors pair.

On ne va pas vous surprendre avec cette phrase : Lars Von Trier aime choquer. Il aime faire scandale, dépasser les limites, et mettre sous le nez des spectateurs des sujets ô combien tabous. Finalement, si vous connaissez les films de ce fameux réalisateur danois, c’est bien parce que vous avez décidé de les voir. C’est bien sur ce point précis que travaille Lars Von Trier tout au long de sa carrière : il joue sur la corde sensible, celle qui est la curiosité de l’Homme. Sans spectateurs, pas de film, pas de réalisateur. Bien que le dernier film de Lars Von Trier (The House That Jack Built) puisse être difficilement regardable sans quelques hauts le cœur et questionnements sur la santé mentale de son réalisateur celui-ci nous avertit, et ce dès le début : la voix de Jack demande l’autorisation de s’exprimer. Si on décide de l’écouter et de poursuivre le visionnage, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes si ce qu’il dit nous paraît déplacé, a minima. Si sa provocation s’avère parfois très maladroite voire gratuite ( ses propos tenus lors de la conférence de presse de Melancholia au festival de Cannes étaient dignes d’une réplique d’un personnage de série télévisée fonctionnant sur le ressort de la gêne), elle n’est pas uniquement faite pour le plaisir du réalisateur. C’est, vous pouvez vous en douter, pour amener les spectateurs à se poser des questions sur la représentation de la violence, de la sexualité.

Misogyne ou défenseur maladroit des femmes ?

L’une de ses œuvres qui a certainement le plus choqué les professionnels du cinéma est Antichrist. Film jugé gore, misogyne, il n’a pas fait l’unanimité malgré le jeu d’acteur totalement délirant et incroyable de Charlotte Gainsbourg. Pourtant, cela dépend de l’approche que l’on a du propos, de ce qui est raconté. À première vue, on peut pencher vers l’idée première qui est celle de voir les femmes comme des sorcières, des êtres violents, des tentatrices. C’est ce que conclut finalement le personnage principal féminin, lorsqu’elle écrit sa thèse sur les sorcières de Salem.
Petit retour en arrière : rappelez-vous, le couple fait l’amour tandis que l’enfant en bas-âge saute de la fenêtre, et meurt. Conclusion pour la mère : les femmes sont des tentatrices. Et c’est là qu’on élude la satire : le mari joué par Willem Dafoe ne cesse de mettre sa femme à distance pour toujours plus l’analyser telle une patiente. Face aux émotions vives de sa femme, il est raison. Chez Lars Von Trier, le mal est une partie intégrante de la vie, de nous-mêmes. Il est donc inutile de l’enfouir, et c’est ce que tente de faire le mari du début, jusqu’à la fin du processus de deuil de sa femme. Cette dernière est une représentation de la puissance qui fait peur à son mari. La fin de l’œuvre se conclut par les fantômes des sorcières, des femmes assassinées. Antichrist est le point d’orgue d’un propos sur les femmes, et précisément sur les femmes martyres. Que ce soit dans Dogville ou encore Dancer in The Dark, les personnages principaux féminins se font maltraiter. Mais elles sont fortes, et sources indubitables de peurs.

Finalement, il serait idiot de vous mentir, chers lecteurs : faire ce dossier sur le sulfureux réalisateur qu’est Lars Von Trier a évidemment poussé son auteure à voir ou revoir tous ses films, dans le désordre. C’est une expérience à la fois intéressante et fort éprouvante. Il nous a fallu un certain temps pour comprendre les œuvres de Von Trier, et de chercher à dépasser ce qui nous saute aux yeux. C’est peut-être le point le plus important concernant ce réalisateur : il a ressenti et ressent peut-être encore un profond mal-être, qui se retranscrit certainement dans ses films. C’est une personne mélancolique, qui voit à travers la réalisation de ses films des moyens de traverser ses états dépressifs. Voyez, par exemple : The House that Jack Built est selon son réalisateur une représentation de lui-même en tant que créateur. Le personnage de Jack n’est pas invincible, c’est un tueur qui se voit artiste, bourré de tics et de réflexions parfois ridicules, qui souhaite engendrer l’œuvre parfaite, tout comme son réalisateur. Lars Von Trier est certainement un homme très maladroit avec ses congénères, et c’est ce que son actrice fétiche Charlotte Gainsbourg souligne dans ses interviews. Lars Von Trier traduit peut-être son mal-être par des provocations parfois risibles voire inquiétantes, et des œuvres complexes, qui nous laisse dubitatifs. Pour autant, ne vous arrêtez pas à ça, si vous le pouvez. Ses films doivent « infuser » ; il méritent une réflexion à posteriori, pour avoir une chance d’être compris.